Alphonse Daudet, en affirmant que « Le mensonge est en effet l’élément dramatique par excellence », met en lumière la capacité du mensonge à créer des situations complexes, à nourrir l’intrigue et à provoquer des retournements de situation, éléments essentiels au drame. Cette réflexion s’applique-t-elle à Le Menteur de Corneille, une comédie où le protagoniste, Dorante, use et abuse du mensonge pour manipuler son entourage et tenter d’échapper à un mariage arrangé ?
Il convient d’examiner comment le mensonge structure l’intrigue, engendre des conflits et, finalement, conduit au dénouement de la pièce.
I. Le mensonge, moteur de l'intrigue dramatique
Le mensonge comme déclencheur de l'action :
Dès le début de la pièce, Dorante utilise le mensonge pour se construire une identité glorieuse et séduisante. Son premier grand mensonge concerne son prétendu duel à Madrid : « J’ai tué un homme, madame, mais ce n’était pas ma faute » (Acte I, Scène 4). Ce mensonge déclenche l’intérêt de Clarice et pose les bases de l’intrigue.
Le mensonge de Dorante agit comme un catalyseur, accélérant les événements et créant des situations qui n'auraient pas existé autrement. Cela montre bien que le mensonge, en modifiant la réalité, est au cœur de l’action dramatique.
Le mensonge et les quiproquos :
Les mensonges de Dorante engendrent une série de quiproquos qui enrichissent l'intrigue. Par exemple, lorsqu’il confond Clarice et Lucrèce, les deux jeunes femmes se méprennent sur ses intentions, ce qui crée des malentendus et des tensions croissantes.
Ces quiproquos, fruits du mensonge, ajoutent de la complexité à l'intrigue, multipliant les rebondissements et tenant le public en haleine.
Le mensonge, générateur de suspense :
Les mensonges de Dorante maintiennent un suspense constant, car le public se demande constamment si et quand la vérité sera révélée. L’attente de la révélation crée une tension dramatique qui soutient l’intérêt tout au long de la pièce.
Cette tension est essentielle dans une pièce dramatique, et elle est ici entièrement due à l’usage du mensonge comme moteur de l’intrigue.
II. Le mensonge comme source de conflits dramatiques
Le mensonge et les conflits amoureux :
Le mensonge de Dorante engendre des conflits entre les personnages, notamment entre Clarice et Lucrèce, qui se croient toutes deux courtisées par le même homme. Ce triangle amoureux, fondé sur un malentendu, devient le centre du conflit dramatique : « Serais-je trompée ? » (Acte IV, Scène 1).
Les tensions amoureuses, exacerbées par le mensonge, donnent lieu à des scènes dramatiques où les personnages expriment leurs doutes, leur jalousie, et leurs espoirs déçus.
Le mensonge face à la vérité :
Dorante, en mentant, se met en opposition avec la vérité, ce qui crée un conflit interne chez lui et un conflit externe avec les autres personnages. À mesure que ses mensonges s'accumulent, il devient de plus en plus difficile pour lui de maintenir sa version des faits.
Ce conflit entre mensonge et vérité est un ressort dramatique puissant, car il met en jeu la crédibilité et l'honneur de Dorante, ainsi que la confiance des autres personnages.
Dorante mérite d'être démasqué, de ressentir la honte et la vérité révélée à tous les personnages de la pièce.
"Qui se dit gentilhomme et ment comme tu le fais,
Il ment quand il le dit, et ne le fut jamais". V, 3
Le dénouement dramatique du mensonge :
Finalement, le mensonge de Dorante conduit à un dénouement où la vérité éclate. La révélation des mensonges engendre une résolution dramatique où les conflits sont apaisés, mais où Dorante doit reconnaître ses torts. À la fin de la pièce, les mensonges de Dorante sont démasqués, et la vérité éclate :
A l'acte III, scène 5, Dorante est dévoilé.
Ce dénouement montre que, même dans une comédie, le mensonge peut avoir des conséquences sérieuses, soulignant ainsi son rôle crucial dans la dynamique dramatique de la pièce.
III. Le mensonge et la morale du théâtre
Le mensonge comme reflet de la société :
Le Menteur utilise le mensonge pour critiquer la société et ses valeurs. Dorante, en mentant, révèle les attentes sociales autour de l’honneur, du mariage, et de la réputation. Son mensonge est à la fois une critique et une satire de ces valeurs.
Le mensonge devient ainsi un moyen pour Corneille de questionner la réalité sociale, en montrant comment les apparences et les faux-semblants dominent les relations humaines.
Le mensonge et la mise en abyme du théâtre :
Le mensonge, dans Le Menteur, peut être vu comme une métaphore du théâtre lui-même, où tout est illusion et où les acteurs mentent pour divertir et faire réfléchir le public. Dorante, en inventant des histoires, devient une sorte de dramaturge à l'intérieur de la pièce, créant sa propre fiction : « Je crée un monde, et je le vis » (Acte IV, Scène 4).
Cette mise en abyme du théâtre à travers le mensonge souligne l’artificialité du drame et invite le spectateur à réfléchir sur le rôle du théâtre comme miroir de la vie.
La moralité du mensonge :
Si le mensonge est au cœur du drame dans Le Menteur, il n'est cependant pas glorifié. La pièce montre que, bien que le mensonge puisse être utile pour manipuler les autres, il finit par se retourner contre celui qui le pratique. Dorante est finalement confronté à la vérité et doit en assumer les conséquences.
Le dénouement de la pièce rappelle que, même dans le cadre d'une comédie, le mensonge comporte une leçon morale : il est éphémère et fragile, et la vérité finit toujours par triompher.
La citation d'Alphonse Daudet, affirmant que « Le mensonge est en effet l’élément dramatique par excellence », trouve une résonance profonde dans Le Menteur de Corneille. Le mensonge y est non seulement le moteur de l'intrigue, mais aussi la source de conflits et de tensions dramatiques qui animent la pièce. Il joue un rôle central dans la création d'une dynamique théâtrale riche et complexe, tout en soulevant des questions morales sur la nature de la vérité et de l'illusion. Ainsi, à travers le personnage de Dorante, Corneille montre que si le mensonge peut susciter le drame, il ne peut jamais vraiment le résoudre sans laisser des traces.
Ouverture :
Cette réflexion sur le mensonge pourrait être prolongée en analysant d'autres œuvres de Corneille, comme L'Illusion comique, où le thème du mensonge et de l'illusion est également central, mais dans un registre où le théâtre et la réalité se mêlent de manière encore plus complexe, illustrant le pouvoir de l'artifice sur la vie humaine.