Arthur Rimbaud, poète prodige du XIXe siècle, a révolutionné la poésie moderne par son audace stylistique et sa capacité à transcender les conventions. Composé en octobre 1870, en pleine guerre franco-prussienne, « Le Dormeur du Val » est un sonnet qui décrit, en apparence, une scène bucolique et paisible : celle d'un soldat dormant dans un cadre naturel enchanteur. Cependant, derrière cette image de tranquillité se cache une réalité bien plus tragique, celle de la mort et de la guerre. Ce poème déploie ainsi une réflexion poignante sur la fragilité de la vie et la violence insidieuse de la guerre.
Problématique : Comment Rimbaud parvient-il, à travers la description d'un paysage paisible, à dénoncer subtilement la violence de la guerre et la mort tragique d'un jeune soldat ?
Nous analyserons d'abord la manière dont Rimbaud met en scène une nature apaisante, avant d'étudier la représentation de la mort à travers la figure du soldat, pour conclure sur la portée symbolique et critique de ce poème.
I. Une nature bucolique et apaisante
Le poème s’ouvre sur une description poétique et sensorielle d’un paysage où la nature est magnifiée.
L’évocation d’un cadre enchanteur
Dès les premiers vers, Rimbaud installe un décor bucolique, presque paradisiaque. Le « trou de verdure », la « rivière » qui chante et les « haillons d'argent » des herbes scintillant sous le soleil contribuent à créer une atmosphère idyllique. Le champ lexical de la nature (« verdure », « herbes », « rivière », « val », « rayons ») accentue cette impression de calme et de sérénité. Les images poétiques, comme les « haillons d’argent » accrochés aux herbes, évoquent une nature vivante et lumineuse.
La personnification de la rivière, qui « chante », confère au paysage une dimension harmonieuse et accueillante, créant ainsi un contraste avec la violence que la guerre évoque habituellement. Le « petit val qui mousse de rayons » suggère une nature foisonnante, presque maternelle, qui semble protéger ceux qui s’y reposent.
Le rôle de la lumière
La lumière est omniprésente dans cette description et participe à l’atmosphère apaisante du poème. Le soleil, qui « luit », inonde le paysage de ses « rayons », créant une ambiance chaleureuse. La lumière est également associée à la vie et à la pureté, renforçant l’impression d’un cadre paradisiaque. Toutefois, cette luminosité, qui se répand sur le corps du soldat, cache la réalité tragique qui se dévoilera dans la suite du poème.
En somme, cette première strophe instaure un cadre de paix et de beauté, où la nature semble offrir un refuge aux hommes. Mais derrière cette quiétude se cache une autre réalité, qui va progressivement se dévoiler.
II. La figure du soldat et la dissimulation de la mort
À partir du deuxième quatrain, Rimbaud introduit la figure du soldat, endormi dans la nature. Cependant, ce qui semble n’être qu’une description paisible d’un jeune homme dormant dans l’herbe va progressivement laisser apparaître la tragédie de la mort.
L’apparence d’un sommeil paisible
Le soldat est d’abord présenté comme un jeune homme qui « dort », bouche ouverte, tête nue, la « nuque baignant dans le frais cresson bleu ». Ces détails accentuent l’apparente quiétude de la scène. Le corps du soldat est allongé dans « l’herbe sous la nue », et il semble pleinement en harmonie avec la nature. Rimbaud utilise un lexique de la douceur et de l’enfance pour renforcer cette impression : le soldat sourit « comme sourirait un enfant malade ». Cette comparaison adoucit la scène et donne l’impression que ce jeune homme est plongé dans un sommeil bienfaisant, innocent.
Cependant, l’expression « enfant malade » laisse déjà entrevoir une forme de malaise. Le sourire n’est plus celui de l’innocence, mais celui d’une souffrance latente.
Les premiers indices de la mort
Si le soldat semble simplement endormi, certains indices subtils permettent de deviner qu’il est en réalité mort. Son « pâle » visage, étendu dans « son lit vert », suggère déjà une perte de vitalité. De plus, la nature semble vouloir le réchauffer (« Nature, berce-le chaudement : il a froid »**), ce qui indique que son corps est froid, autre signe de la mort. Le contraste entre la nature accueillante et protectrice et le corps du soldat, déjà figé dans la mort, devient de plus en plus frappant.
La révélation brutale de la mort
La mort du soldat n’est révélée explicitement qu’à la toute fin du poème, dans un dernier vers qui rompt avec la douceur des strophes précédentes : « Il a deux trous rouges au côté droit ». La brutalité de l’image tranche avec la sérénité de la scène bucolique. Rimbaud laisse éclater la violence de la guerre dans cette ultime révélation, en suggérant que le soldat a été tué par balles. La couleur « rouge », associée au sang, et le mot « trous », froid et mécanique, renforcent l’horreur de cette mort cachée sous l’apparence d’un simple sommeil.
III. La portée symbolique et critique du poème
Le poème prend alors toute sa dimension symbolique en opposant la nature, refuge paisible, à la violence de la guerre.
La nature, indifférente à la mort
La nature, si douce et accueillante, ne semble pas affectée par la mort du soldat. Elle continue de chanter, de luire, d’accueillir le corps inerte sans aucune conscience de la tragédie qui s’y joue. Ce contraste entre la beauté du paysage et la mort du soldat souligne l’indifférence de la nature face à la violence humaine. La nature, pourtant souvent perçue comme protectrice ou bienveillante, devient ici une force passive, incapable de sauver le jeune homme.
La dénonciation implicite de la guerre
En choisissant de représenter la mort d’un soldat de manière si douce, presque poétique, Rimbaud critique implicitement la guerre. Le jeune soldat est un « enfant » sacrifié, dont la mort est cachée sous l’apparence d’un sommeil paisible. Ce poème met ainsi en lumière l’absurdité de la guerre, qui fauche la jeunesse dans le silence, loin du tumulte des combats. La beauté du paysage, en contraste avec la violence de la mort, souligne l’injustice et la cruauté de ce sacrifice.
Conclusion
En conclusion, « Le Dormeur du Val » est un poème qui, à travers la mise en scène d’un soldat mort dans un paysage bucolique, dénonce subtilement la violence de la guerre et l’absurdité de la mort. En jouant sur le contraste entre la nature apaisante et la brutalité de la mort, Rimbaud nous invite à réfléchir sur l’indifférence de la nature et sur l’injustice du sort des jeunes soldats. Le poème, sans jamais nommer explicitement la guerre, en devient une critique puissante.
Ouverture : Ce poème s’inscrit dans la longue tradition de la poésie engagée, où la beauté de l’art sert à dénoncer les horreurs du monde, comme le feront plus tard des poètes de guerre tels que Guillaume Apollinaire ou Wilfred Owen.