Commentaire littéraire de l'incipit de L'Etranger de Camus
Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d’Alger. Je prendrai l’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : « Ce n’est pas de ma faute. » Il n’a pas répondu. J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte. Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.
L’incipit de L’Étranger (1942) plonge le lecteur dans l’univers déroutant de Meursault dès la première phrase : l’annonce de la mort de sa mère. Par un style dépouillé et une émotion apparemment absente, Camus met en place un personnage « étranger » au monde et à lui-même, révélant la logique de l’absurde qui gouverne le roman. Cet extrait présente une situation de départ simple (un décès, un départ pour l’enterrement) mais profondément dérangeante par la manière dont elle est racontée. On peut alors se demander comment Camus construit, dès l’incipit, la figure d’un narrateur en rupture avec les normes sociales et émotionnelles, et comment cela sert sa vision de l’absurde.
I. Un incipit déconcertant : une annonce de décès sans pathos
1. Un début abrupt et dérangeant : l’absence d’émotion
Quoi : La mort de la mère est annoncée dès la première ligne : « Aujourd’hui, maman est morte. »
Comment : Une phrase brève, déclarative, syntaxe simple, absence totale de vocabulaire affectif.
Pourquoi / sens : Camus brise les attentes du lecteur : au lieu de la douleur attendue, on découvre une neutralité glacée. Cela construit immédiatement la singularité de Meursault et prépare la thématique de l’absurde.
2. L’incertitude temporelle comme signe d’étrangeté
Quoi : « Ou peut-être hier, je ne sais pas. »
Comment : L’expression modalisante « peut-être », le verbe de non-savoir, l’hésitation anormale face à un événement majeur.
Pourquoi / sens : Meursault apparaît détaché de contingences humaines fondamentales (le temps, la filiation). Cette rupture contribue à créer un malaise et inscrit le personnage dans une logique d’indifférence au monde.
3. La lecture distanciée du télégramme
Quoi : Meursault cite mot à mot le télégramme : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. »
Comment : Style administratif, phrases nominales, absence de réaction affective ; commentaire laconique : « Cela ne veut rien dire. »
Pourquoi / sens : Le langage conventionnel est perçu comme vide de sens. Meursault ne comprend pas les codes sociaux : ce décalage annonce le thème majeur de l’absurdité de la communication humaine.
II. Un narrateur au rapport mécanique au réel : le règne du factuel
1. Une organisation presque logistique du deuil
Quoi : Il détaille minutieusement le trajet, l’heure du bus, la durée du séjour.
Comment : Énumérations factuelles : « à deux heures… j’arriverai dans l’après-midi », emploi du futur simple pour planifier.
Pourquoi / sens : Ce réalisme plat efface l’émotion. Meursault s’attache uniquement à la matérialité des choses. Cela construit une forme de narration objective, presque « journalistique ».
2. Un narrateur centré sur les contraintes pratiques plutôt que sur sa mère
Quoi : Il évoque surtout son patron, son congé, l’obligation de s’excuser.
Comment : L’enterrement devient un prétexte administratif. La phrase : « Ce n’est pas de ma faute. »
Pourquoi / sens : Meursault se conforme aux attentes sociales sans y adhérer. Il vit dans une relation mécanique aux autres, révélant sa difficulté à comprendre les normes sociales.
3. Une parole intérieure à la fois simple et lucide
Quoi : Monologue introspectif mais banal : « Je n’aurais pas dû lui dire cela. »
Comment : Style indirect libre ; phrases courtes ; logique de constat plus que d’émotion.
Pourquoi / sens : Par cette transparence psychologique, Camus construit un personnage qui ne ment pas, qui ne surjoue rien : une sincérité brute, presque dérangeante.
III. Une mise en place de l’absurde : un personnage étranger au monde
1. Une perception étrangement neutre du deuil
Quoi : « Pour le moment, c’est un peu comme si maman n’était pas morte. »
Comment : Hypothèse introduite par « comme si », renversement du réel.
Pourquoi / sens : Meursault ne projette pas d’émotion anticipée ; il ne « ressent » que ce qui est immédiatement sensible. Une conscience purement au présent → l’absurde camusien.
2. La mort perçue comme une formalité sociale
Quoi : Il évoque « une affaire classée », « allure plus officielle ».
Comment : Champ lexical administratif et judiciaire (affaire, officiel, classée).
Pourquoi / sens : La mort n’est pas vécu comme une perte intime mais comme un dossier à clôturer. Meursault révèle l'aspect mécanique et codifié de la société, en décalage avec l’authenticité qu’il incarne.
3. La solitude existentialiste du narrateur
Quoi : Absence totale d’évocation du lien mère-fils.
Comment : Aucun souvenir, aucun portrait, aucun regret : un silence éloquent.
Pourquoi / sens : Ce vide exprime une vision du monde où les relations humaines ne possèdent pas de sens transcendant. Le roman s'ouvre ainsi sur l’expérience de l’absurde : un homme lucide, étranger aux conventions.
Cet incipit installe immédiatement la singularité du narrateur : Meursault, un homme qui refuse — ou ne parvient pas — à jouer le jeu social des émotions. Par un style dépouillé et objectif, Camus révèle un personnage livré au réel brut, au présent, à l’absence de sens. Ce détachement choque, mais il fonde le mouvement du roman : Meursault deviendra « l’étranger » aux yeux du monde, avant d’être jugé non pour son crime, mais pour son indifférence au décès de sa mère. Ainsi, dès les premières lignes, Camus expose la logique de l’absurde : la vie n’a pas de sens préécrit, seuls nos actes immédiats la constituent.