Analyse linéaire
Lettre XI : La découverte d'un monde
"Nous entrâmes dans une chambre..." à "... un engourdissement."
Dans son roman épistolaire, Françoise de Graffigny imagine le regard d’une jeune Inca, Zilia, arrachée à son peuple et transportée en France, découvrant avec étonnement les mœurs de la société européenne. La lettre XI marque un moment décisif : guidée par Déterville, elle assiste pour la première fois à une réunion mondaine dans un salon. Cette scène joue un rôle de miroir critique : à travers le regard étranger de Zilia, la romancière dénonce les travers et les excès d’une société qui se croit civilisée.
Nous pouvons donc nous demander : comment le regard naïf et extérieur de Zilia devient-il un instrument de critique sociale et culturelle ?
Le texte peut se diviser en trois mouvements :
- Un accueil ambigu et humiliant qui révèle l’ethnocentrisme européen (§ 1-2).
- Une observation minutieuse des codes mondains, entre naïveté et perspicacité (§ 3-5).
- Un jugement comparatif qui inverse les valeurs et met en cause la prétendue supériorité des Européens (fin du passage).
I. Un accueil marqué par l’étonnement et le mépris (paragraphes 1-2)
a) Le regard européen : la curiosité mêlée au rejet
- La singularité du costume de Zilia attire immédiatement l’attention : « étonnement général », « surprise des unes ».
- Mais la curiosité tourne vite au mépris : « ris offensants » et moqueries mal dissimulées.
- On retrouve ici l’européocentrisme : toute différence est perçue comme ridicule, comme l’exprimait déjà Montesquieu dans Les Lettres persanes avec la formule « Comment peut-on être Persan ? ».
b) Le regard de Zilia : blessure et réaction digne
- La narratrice avoue son trouble : elle ressent « un sentiment fâcheux », proche de la honte, alors même qu’elle n’a commis aucune faute.
- Sa première réaction est de fuir (« j’allais retourner sur mes pas »), mais Déterville l’en dissuade.
- La dignité reprend le dessus : Zilia choisit de rester et de se tenir avec fermeté, renversant ainsi le mépris en supériorité morale.
II. Une observation attentive des usages mondains (§ 3-5)
a) L’ignorance feinte comme stratégie d’écriture
- La romancière exploite l’ignorance culturelle de Zilia pour souligner l’artificialité des codes sociaux français.
- Elle compare les figures rencontrées à des références incas (« Curacas », « Pallas »), ce qui provoque un effet de décalage ironique.
- Même les compliments entendus lui échappent encore : « je ne sais pas encore leur signification », mais elle en déduit par l’expression des visages qu’ils sont flatteurs.
b) Les réactions contrastées : hommes affables, femmes silencieuses
- Zilia remarque que les hommes multiplient les éloges, alors que les femmes se murent dans un mutisme hostile, trahissant jalousies et rivalités.
- Déterville, quant à lui, reste attentif et protecteur : ses gestes guident Zilia pour qu’elle ne « blesse les usages ».
c) Une inversion des valeurs
- Alors que les Européens considèrent Zilia comme étrangère et inférieure, c’est elle qui observe avec finesse et lucidité.
- Elle juge finalement cette société comme « peu instruite des nôtres », retournant l’accusation souvent adressée aux peuples qualifiés de « sauvages ».
III. Une critique des codes sociaux français (§ 7 à la fin)
a) Les salutations comme révélateurs de conventions absurdes
- Zilia décrit avec étonnement les gestes incessants qui accompagnent les paroles : « agitation continuelle », familiarités choquantes comme « baiser les mains », « embrasser », « tirer par l’habit ».
- Ce comportement est qualifié péjorativement de « manières extraordinaires » et rapproché de celui de « Sauvages », renversant le cliché colonial.
b) De l’incompréhension à la compréhension critique
- Zilia réalise qu’elle avait mal interprété les gestes de Déterville, croyant à une forme de culte.
- Sa découverte lui permet de corriger ses jugements, montrant que l’expérience du monde élargit la connaissance et déconstruit les préjugés.
c) La relativité des jugements culturels
- Le passage se conclut sur une comparaison explicite : ce que les Européens appellent « vivacité » lui semble agitation ridicule, tandis que les Incas, avec leurs « expressions mesurées » et leur « gravité », pourraient être jugés « stupides » par les Français.
- Par ce renversement, Graffigny montre que les jugements sont relatifs : chaque culture interprète l’autre à travers ses propres valeurs.
Cette lettre met en lumière un procédé majeur du roman : utiliser le regard naïf mais lucide d’une étrangère pour révéler les travers d’une société française persuadée de sa supériorité. Zilia, objet de moqueries, devient sujet d’observation et de critique : elle dénonce le mépris, l’artificialité des usages et l’illusion de la « civilisation ». Par ce biais, Graffigny invite le lecteur à une réflexion universelle sur la relativité des coutumes et sur les dangers du préjugé ethnocentriste. L’expérience de Zilia n’est pas seulement exotique : elle constitue une véritable leçon philosophique et morale sur le regard que l’on porte sur l’autre.
Commentaire littéraire
Publié en 1747, le roman épistolaire de Françoise de Graffigny, Lettres d’une Péruvienne, s’inscrit dans la lignée des grandes fictions des Lumières qui utilisent le regard étranger pour réfléchir sur la société française. Dans la lettre XI, Zilia, arrachée au Pérou et conduite en France par Déterville, découvre pour la première fois un salon mondain. Cette scène de réception constitue un moment clé : elle révèle à travers les yeux d’une étrangère la vanité et l’artificialité des mœurs françaises.
On peut alors se demander : comment cette scène de découverte transforme-t-elle l’étonnement de Zilia en un instrument de critique sociale et culturelle ?
Pour répondre, on verra que le texte met en lumière une étrangeté douloureuse qui révèle le mépris des Européens (I), puis qu’il construit un regard observateur qui dévoile l’artificialité des codes mondains (II), enfin qu’il propose une réflexion sur la relativité des cultures et l’inversion des jugements (III).
I. Une étrangeté vécue comme blessure : le rejet humiliant de Zilia
Dès son entrée, Zilia devient objet de curiosité et de moquerie : son costume exotique suscite « étonnement » et « ris offensants ». Le regard européen réduit l’altérité au ridicule, révélant un ethnocentrisme où toute différence devient faute.
Cette hostilité atteint la narratrice, qui confesse un « sentiment fâcheux » proche de la honte et son désir de fuir. Mais, grâce à Déterville, Zilia choisit de rester : elle transforme son humiliation en fermeté morale. Ainsi, la scène met en lumière la violence des préjugés mais aussi la dignité de la victime, qui se révèle supérieure à ses juges.
II. Un regard attentif qui démasque l’artificialité des mœurs françaises
Si Zilia se sent d’abord agressée, elle devient ensuite une observatrice perspicace. Sa comparaison des figures rencontrées avec des références incas (« Curacas », « Pallas ») produit un effet de décalage ironique : ce sont les Français qui apparaissent étranges.
Elle remarque également la différence entre les attitudes : les hommes multiplient les compliments, tandis que les femmes, par jalousie, se murent dans le silence. Ces détails soulignent l’hypocrisie et la rivalité qui régissent la société mondaine.
L’écriture épistolaire exploite ainsi la naïveté feinte de Zilia : en notant ce qu’elle « ne comprend pas », elle met à nu le caractère artificiel et codifié de ce monde, que seule l’habitude rend compréhensible aux Français.
III. L’inversion des jugements : une leçon de relativité culturelle
Le passage culmine dans la description des salutations : « agitation continuelle », « baiser les mains », « tirer par l’habit ». Ce qui est perçu par les Européens comme politesse ou vivacité apparaît à Zilia comme désordre et absurdité. Elle renverse alors le cliché colonial : ce sont les Français qui ressemblent à des « Sauvages ».
Peu à peu, son étonnement se transforme en lucidité critique. Zilia comprend que ce que chaque culture juge ridicule chez l’autre repose en réalité sur des valeurs différentes. Aux yeux des Incas, la « gravité » est une vertu, mais les Français y verraient « stupidité ». Ainsi, Graffigny propose une leçon de relativisme culturel : les mœurs ne sont pas universelles, elles ne valent que dans un contexte donné.
Ce renversement confère à Zilia, marginalisée et humiliée au départ, la place de philosophe qui invite le lecteur à prendre du recul sur ses propres usages.
La lettre XI met en scène une véritable initiation : Zilia découvre les salons français, mais ce regard naïf se retourne contre les Européens eux-mêmes. De spectatrice humiliée, elle devient observatrice critique, dénonçant l’hypocrisie, l’artificialité et l’agitation d’une société prétendument civilisée. L’extrait illustre ainsi la force du roman épistolaire : à travers l’œil d’une étrangère, Françoise de Graffigny propose une réflexion éclairée sur la relativité des cultures et sur les dangers de l’ethnocentrisme. Cette démarche fait écho aux idéaux des Lumières, qui cherchent à dépasser les préjugés pour mieux comprendre l’humanité.
Autre proposition de plan détaillé
Paru en 1747, le roman épistolaire de Françoise de Graffigny, Lettres d’une Péruvienne, s’inscrit dans la veine des récits qui utilisent le regard étranger pour mettre en lumière et critiquer la société française. Comme dans les Lettres persanes de Montesquieu, l’héroïne Zilia, arrachée au Pérou, découvre les mœurs européennes, et son étonnement sert de miroir satirique. Dans la Lettre XI, elle relate sa première expérience dans un salon mondain français. Sa réaction naïve et son regard extérieur déstabilisent les habitudes des lecteurs européens et révèlent la relativité des coutumes sociales.
Problématique : Comment Graffigny, à travers le regard innocent et dépaysé de Zilia, construit-elle une critique ironique des usages mondains de son époque ?
Annonce de plan : Nous verrons que la lettre se déploie en trois temps :
- Un accueil ambivalent, entre curiosité et mépris ;
- L’observation des comportements et des bienséances mondaines ;
- Le jugement critique qui renverse les représentations habituelles du "sauvage" et du "civilisé".
I. Un accueil déconcertant : curiosité et mépris
1. Une réaction liée à la différence vestimentaire
La « singularité » du costume de Zilia provoque surprise et rires étouffés.
Le regard européen se focalise sur l’extérieur, révélant un ethnocentrisme superficiel.
2. Un mépris blessant pour l’héroïne
Zilia se sent humiliée par des « ris offensants ».
Elle exprime presque de la honte, alors qu’elle n’a commis aucune faute : sa dignité est remise en cause par un simple vêtement.
3. La riposte intérieure de Zilia
Refus de céder à la honte, volonté de conserver sa dignité.
Elle observe à son tour ces femmes et se place en position de supériorité morale : elle a « pitié de leur faiblesse ».
II. Les bienséances mondaines vues par un regard étranger
1. Une perception naïve et comparatiste
Zilia interprète les figures rencontrées en les rattachant à son univers péruvien : roi, princesse, divinités.
Cette transposition révèle la relativité culturelle des codes sociaux.
2. Une fausse compréhension du langage
Ne maîtrisant pas encore la langue française, elle déduit le sens des compliments masculins par les sourires et le ton employé.
Ce décalage souligne l’importance excessive accordée aux apparences dans ce milieu.
3. Un contraste entre sexes et attitudes
Les hommes flattent, les femmes se taisent : rivalités implicites.
Zilia note la bienveillance de Déterville, mais sans saisir pleinement ses motivations amoureuses.
Elle se montre respectueuse des usages, mais juge implicitement les Européens aussi « ignorants » qu’ils jugent les peuples lointains.
III. Un jugement critique et un renversement des valeurs
1. Une société mondaine assimilée à un « monde sauvage »
Zilia ironise : les salutations européennes lui semblent celles de « Sauvages ».
La gestuelle excessive et les embrassades sont jugées choquantes et ridicules.
2. Une remise en cause des préjugés européens
Zilia comprend peu à peu que certaines attitudes qu’elle croyait sacrées ne sont que conventions sociales.
Elle dévoile ainsi la vacuité et l’inconsistance des usages mondains.
3. Une comparaison valorisante des mœurs incas
Par contraste, les gestes mesurés, la gravité et la dignité péruviennes apparaissent supérieurs.
Les Européens, prompts à taxer les autres de « sauvages », révèlent en réalité leurs propres travers : agitation, superficialité, jugement hâtif.
Dans cette lettre, Graffigny met en scène une véritable inversion des rôles : l’Européen, qui se croit civilisé, apparaît ridicule et superficiel, tandis que Zilia, étrangère et humiliée, incarne la dignité et la sagesse. L’usage du regard extérieur permet ainsi une critique subtile mais efficace des salons mondains et, plus largement, de la société française du XVIIIe siècle, prisonnière de l’apparence et du préjugé.
Ouverture : On retrouve cette stratégie critique dans les Lettres persanes de Montesquieu ou dans Supplément au voyage de Bougainville de Diderot : le détour par l’étranger sert à questionner l’ethnocentrisme européen et à réfléchir sur la relativité des mœurs.
Lettres d'une Péruvienne, Françoise de Graffigny / Un nouvel univers s'est offert à mes yeux
Pour aller plus loin
En tant qu’humaniste, Montaigne s’intéresse à l’un des faits marquants de son époque : la découverte du « nouvel univers » et de ses habitants, décrits dans de nombreux récits de voyages. Ces rencontres suscitent de vifs débats sur la nature des Amérindiens, souvent qualifiés de « sauvages », qualification qui sert à justifier les violences des conquérants. Dans le chapitre intitulé Des Cannibales, Montaigne met en lumière certaines qualités de ces peuples tout en comparant la pratique redoutable de l’anthropophagie aux cruautés exercées par les Européens, et notamment à celles perpétrées durant les guerres de religion. En conclusion du chapitre, il raconte sa propre rencontre avec des indigènes et la conversation qu’il entretient avec eux. Ce récit de confrontation des regards prend alors une fonction essentielle : il permet à Montaigne d’illustrer par l’expérience directe la relativité des mœurs, de questionner l’ethnocentrisme européen et d’inviter le lecteur à réfléchir sur la notion de « barbarie ».
Le XVIIIᵉ siècle n’est pas seulement celui des « philosophes » : il est également marqué par de nombreuses découvertes et explorations, comme l’expédition menée par Bougainville (1729-1811). Parti de Nantes en 1766 pour un tour du monde, accompagné d’un naturaliste, d’un dessinateur et d’un botaniste, Bougainville publie en 1771 Voyage autour du monde, qui suscite de nombreux débats, certains reprochant à l’ouvrage l’absence de véritables découvertes.
Un an plus tard, Denis Diderot profite de ce récit pour développer sa propre réflexion philosophique dans le Supplément au voyage de Bougainville (1772), sous-titré Dialogue entre A et B sur l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas. Cet ouvrage, publié seulement à titre posthume en 1796, utilise le dialogue, genre littéraire cher à Diderot, pour remettre en question plusieurs affirmations de Bougainville, notamment sur la nature morale des indigènes.
Dans le chapitre IX du récit de Bougainville, l’auteur décrit l’accueil réservé par les habitants de Tahiti aux Européens, qui passe de la méfiance à une véritable hospitalité, au point de comparer l’île à un « jardin de l’Éden ». Il mentionne également un vieillard silencieux, dont il interprète « l’air rêveur et soucieux » comme une crainte que « ses jours heureux, écoulés pour lui dans le sein du repos, ne fussent troublés par l’arrivée d’une nouvelle race ». Diderot saisit cette remarque pour donner directement la parole au vieillard dans le chapitre II du Supplément, lui permettant d’adresser ses adieux à Bougainville et d’exprimer son jugement sur la civilisation européenne.
Ainsi, le regard de ce représentant du peuple tahitien conquis offre une perspective critique sur l’Europe, soulignant le contraste entre l’innocence et l’harmonie de son monde et la violence et la domination des Européens. Ce dialogue met en lumière la relativité des valeurs et invite le lecteur à interroger les notions de progrès et de civilisation.