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Commentaire Lettre XIV, Lettres d'une Péruvienne Graffigny

Etude linéaire, Lettre XIV, Lettres d'une Péruvienne Graffigny : "Dans les différentes Contrées que j’ai parcourues..."

Le 07/11/2025 0

Dans Commentaires littéraires et études linéaires, bac 2026

Analyse linéaire Lettre XIV

 

Françoise de Graffigny, Lettres d’une Péruvienne

Lettre XIV (extrait)

 

 

Dans les différentes Contrées que j’ai parcourues, je n’ai point vu des Sauvages si orgueilleusement familiers que ceux-ci. Les femmes surtout me paraissent avoir une bonté méprisante qui révolte l’humanité et qui m’inspirerait peut-être autant de mépris pour elles qu’elles en témoignent pour les autres, si je les connoissais mieux.

Une d’entre elles m’occasionna hier un affront, qui m’afflige encore aujourd’hui. Dans le temps que l’assemblée était la plus nombreuse, elle avait déja parlé à plusieurs personnes sans m’appercevoir ; soit que le hazard, ou que quelqu’un m’ait fait remarquer, elle fit, en jettant les yeux sur moi, un éclat de rire, quitta précipitamment sa place, vint à moi, me fit lever, et après m’avoir tournée et retournée autant de fois que sa vivacité le lui suggera, après avoir touché tous les morceaux de mon habit avec une attention scrupuleuse, elle fit signe à un jeune homme de s’approcher et recommença avec lui l’examen de ma figure.

Quoique je répugnasse à la liberté que l’un et l’autre se donnaient, la richesse des habits de la femme, me la faisant prendre pour une Pallas, et la magnificence de ceux du jeune homme tout couvert de plaques d’or, pour un Anqui ; je n’osais m’opposer à leur volonté ; mais ce Sauvage téméraire enhardi par la familiarité de la Pallas, et peut-être par ma retenue, ayant eu l’audace de porter la main sur ma gorge, je le repoussai avec une surprise et une indignation qui lui firent connaître que j’étais mieux instruite que lui des lois de l’honnêteté.

Au cri que je fis, Déterville accourut : il n’eut pas plûtôt dit quelques paroles au jeune Sauvage, que celui-ci s’appuyant d’une main sur son épaule, fit des ris si violents, que sa figure en était contrefaite.

Le Cacique s’en débarassa, et lui dit, en rougissant, des mots d’un ton si froid, que la gaieté du jeune homme s’évanouit, et n’ayant apparemment plus rien à répondre, il s’éloigna sans répliquer et ne revint plus.

Ô, mon cher Aza, que les mœurs de ce pays me rendent respectables celles des enfans du Soleil !

Notes :

Zilia fait référence aux français

Pallas = dans la société incas, ce terme désigne une princesse

Anqui = Prince de sang royal

Contrefaite = déformée

Le Cacique = Chef. C'est ainsi que Zilia désigne Déterville

 

 

En 1747, au siècle des Lumières, Françoise de Graffigny publie son roman épistolaire, Lettres d’une Péruvienne, en s’inspirant des Lettres persanes de Montesquieu. Grâce au regard étranger de Zilia, elle met en lumière les défauts de la société occidentale. Derrière la voix de son héroïne, c’est en réalité celle de Madame de Graffigny qui s’exprime et qui adopte la posture d’une moraliste.

Dans ce texte, Zilia, une princesse inca enlevée à son pays, raconte son expérience à travers des lettres destinées à son fiancé Aza. L’extrait étudié, tiré de la Lettre XIV, Zilia raconte une scène de sociabilité mondaine qui révèle à la fois sa naïveté et sa lucidité : en apparence, elle ne comprend pas les mœurs françaises ; en réalité, elle en dévoile la violence symbolique et la superficialité.
La lettre repose sur un regard décalé, qui renverse la hiérarchie entre le « civilisé » et le « sauvage ».

 

Problématique
Comment cette lettre, dans laquelle Zilia pose un regard faussement naïf sur la curiosité dont elle fait l’objet, propose-t-elle une réflexion sur la notion de “sauvage” ?

Mouvements

  • Mouvement 1 : du début à " Je les connaissais mieux "
  • Réflexions de Zilia sur la familiarité des français.
  • Mouvement 2 : " une d'entre elles m'occasionna ... et ne revient plus " Anecdote prouvant cette familiarité en trois temps :
  • Le comportement d'une jeune femme qui se moque de Zilia
  • Un jeune homme qui a un geste déplacé envers Zilia
  • L'intervention de Déterville au secours de Zilia.
  • Mouvement 3 : dernière ligne
  • Retour aux réflexions de Zilia qui oppose ce manque de respect aux moeurs de son peuple.

 

 

Mouvement 1

 Réflexions de Zilia sur la familiarité des Français


 

Zilia débute sa lettre par une généralisation : « Dans les différentes contrées que j’ai parcourues », une formule qui installe une perspective de voyageuse, et donc une autorité d’observatrice.

L’expression « je n’ai point vû des Sauvages si orgueilleusement familiers que ceux-ci » emploie une antithèse paradoxale : « orgueilleusement familiers ». Ce rapprochement oxymorique révèle le mélange d’arrogance et d’impudeur que Zilia perçoit chez les Français. En les appelant « Sauvages », elle inverse le regard ethnocentrique : ce ne sont plus les Incas, mais les Européens qui deviennent sauvages.

Les termes « Les femmes sur-tout » et « une bonté méprisante » renforcent cette critique de l’hypocrisie sociale : la prétendue politesse féminine cache le mépris. L’adverbe « orgueilleusement » souligne une supériorité feinte, tandis que « méprisante » traduit la violence symbolique que subit Zilia.

Le rythme ternaire « qui révolte l’humanité & qui m’inspireroit peut-être autant de mépris pour elles qu’elles en témoignent pour les autres » développe une symétrie ironique : Zilia pourrait répondre au mépris par le mépris. La modalisation prudente (« peut-être », « si je les connoissais mieux ») montre son humilité et sa distance morale. Elle ne juge pas brutalement, mais avec une naïveté feinte, ce qui renforce la portée critique.

Ce premier mouvement établit donc le regard critique de Zilia, où l’étrangère inverse les rôles et montre que les “civilisés” sont les véritables sauvages par leur manque de respect et leur curiosité dégradante.

Mouvement 2

Anecdote prouvant cette familiarité en trois temps


 

Ce deuxième mouvement illustre concrètement la familiarité arrogante évoquée précédemment.

1er temps : la curiosité moqueuse d’une femme


La narration à la première personne (« m’occasionna hier un affront ») rend compte du traumatisme personnel : le mot « affront » renvoie à une blessure morale, une atteinte à la dignité

.
L’accumulation d’actions (« fit un éclat de rire, quitta précipitamment sa place, vint à moi, me fit lever… ») crée un rythme précipité et une violence gestuelle. La répétition des verbes d’action et la gradation (« tournée & retournée, touché tous les morceaux de mon habit ») soulignent la déshumanisation de Zilia, observée comme un objet exotique.

2e temps : la complicité d’un jeune homme


La mention d’un « jeune homme » introduit la dimension masculine du regard dominateur. L’expression « recommença avec lui l’examen de ma figure » évoque un regard scientifique et possessif, comme si Zilia était une curiosité anatomique.
L’incident s’aggrave : « ce Sauvage téméraire […] ayant eu l’audace de porter la main sur ma gorge ». Le terme « audace » traduit une violation de la pudeur ; le champ lexical de l’indignation (« je le repoussai, surprise, indignation ») fait sentir la violence morale et physique.
Les comparaisons mythologiques (« Pallas » pour la femme, « Anqui » pour le jeune homme) expriment la perplexité culturelle de Zilia : elle interprète les signes français à travers ses propres références incas. Cela souligne sa naïveté apparente mais aussi son intelligence d’observatrice.

3e temps : l’intervention de Déterville


Le mot « cri » marque le paroxysme émotionnel et la rupture du scandale.
Déterville, « accourut », joue le rôle du médiateur civilisé ; pourtant, sa réaction reste ambiguë : il parle « au jeune Sauvage » (terme ironique qui renverse encore la perspective coloniale). Le contraste entre « le Cacique s’en débarassa » (titre donné à Déterville) et le froid détachement de ses paroles (« des mots d’un ton si froid ») souligne l’écart entre les valeurs morales de Zilia et la tiédeur des Français.

Ce deuxième mouvement montre donc l’expérimentation directe de la sauvagerie française : sous des dehors civilisés, les Français se montrent curieux, irrespectueux et incapables de comprendre la pudeur de l’autre.


 

Mouvement 3

 Retour aux réflexions de Zilia : un renversement moral et culturel


 

Ce dernier mouvement clôt la lettre par une exclamation pathétique : « Ô, mon cher Aza » introduit la dimension affective et rappelle que la lettre est un message d’amour et de nostalgie.


La tournure exclamative renforce la vibration émotionnelle et la valeur morale de la conclusion.

Le contraste entre « les mœurs de ce pays » et « celles des enfans du Soleil » oppose deux civilisations :

la France, présentée comme corrompue, hypocrite, dégradée,

le Pérou, pays du respect, de la pudeur et de l’humanité véritable.

La formule « me rendent respectables celles des enfants du Soleil » traduit un retournement des valeurs : ce que l’Europe qualifie de « sauvage » devient ici symbole de pureté morale.

Ce dernier mouvement élargit ainsi la réflexion : la notion de “sauvage” n’est pas liée à la nature ou à la culture, mais à la qualité du cœur et du respect d’autrui.

Cette lettre met en scène le regard critique d’une étrangère sur la société française.
Sous une apparente naïveté, Zilia révèle les contradictions morales d’un peuple qui se prétend civilisé. Par l’ironie, l’antithèse et le renversement des valeurs, Graffigny fait de sa narratrice une porte-parole des Lumières, prônant le respect, la pudeur et l’humanité véritable.

Ouverture :
Cette réflexion sur le « sauvage » rejoint celle de Montaigne dans Des Cannibales, où il dénonçait déjà l’arrogance européenne : le « barbare » est souvent celui qui se croit civilisé.


 

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