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« Avertissement », analyses linéaire et littéraire, Lettres d’une Péruvienne

Le 21/08/2025 0

Dans Commentaires littéraires et études linéaires, bac 2026

Avertissement

 

 

 Si la vérité, qui s’écarte du vraisemblable, perd ordinairement son crédit aux yeux de la raison, ce n’est pas sans retour ; mais pour peu qu’elle contrarie le préjugé, rarement elle trouve grâce devant son Tribunal.
 Que ne doit donc pas craindre l’Éditeur de cet ouvrage, en présentant au Public les Lettres d’une jeune Péruvienne, dont le style et les pensées ont si peu de rapport à l’idée médiocrement avantageuse qu’un injuste préjugé nous a fait prendre de sa nation.
 Enrichis par les précieuses dépouilles du Pérou, nous devrions au moins regarder les habitants de cette partie du monde, comme un peuple magnifique ; et le sentiment de respect ne s’éloigne guère de l’idée et de la magnificence.
 Mais toujours prévenus en notre faveur, nous n’accordons du mérite aux autres nations, non seulement qu’autant que leurs mœurs imitent les nôtres, mais qu’autant que leur langue se rapproche de notre idiome. Comment peut-on être Persan.
 Nous méprisons les Indiens ; à peine accordons-nous une âme pensante à ces peuples malheureux, cependant leur histoire est entre les mains de tout le monde ; nous y trouvons partout des monuments de la sagacité de leur esprit, et de la solidité de leur philosophie. [...]
 Avec tant de lumières répandues sur le caractère de ces peuples, il semble que l’on ne devrait pas craindre de voir passer pour une fiction des Lettres originales, qui ne font que développer ce que nous connaissons déjà de l’esprit vif et naturel des Indiens ; mais le préjugé a-t-il des yeux ?

 

Etude linéaire

 

Françoise de Graffigny publie en 1747 les Lettres d’une Péruvienne, roman épistolaire qui met en scène Zilia, une princesse inca arrachée à son peuple par les Espagnols puis recueillie en France. Avant le roman proprement dit, l’ouvrage s’ouvre sur un « Avertissement » attribué à l’éditeur. Ce texte liminaire sert de justification et de stratégie d’authentification : il prépare le lecteur à accueillir favorablement ces lettres supposées authentiques, en anticipant les objections que pourrait susciter un tel projet. Mais derrière cette précaution éditoriale, Graffigny dénonce le mépris ethnocentrique de l’Europe et réhabilite les peuples amérindiens.

Problématique possible : Comment l’« Avertissement » anticipe-t-il la réception de l’œuvre tout en proposant une critique des préjugés européens ?

Plan linéaire : 

  •  Mouvement 1 (l. 1-7) : Le risque de rejet d’un témoignage inattendu
  • « Si la vérité, qui s’écarte du vraisemblable, perd ordinairement son crédit aux yeux de la raison… »
  •  Mouvement 2 (l. 7-14) : La critique de l’ethnocentrisme européen
  • « Enrichis par les précieuses dépouilles du Pérou, nous devrions… »
  •  Mouvement 3 (l. 14-fin) : Réhabilitation des peuples amérindiens et dénonciation du préjugé
  • « Nous méprisons les Indiens ; à peine accordons-nous une âme pensante… »

 Mouvement 1 (l. 1-7) : Le risque de rejet d’un témoignage inattendu

« Si la vérité, qui s’écarte du vraisemblable, perd ordinairement son crédit aux yeux de la raison… »

L’avertissement s’ouvre par une réflexion générale : l’opposition « vérité » / « vraisemblable » (antithèse) met en cause les critères de jugement du lecteur.

L’idée que la vérité peut « perdre son crédit » souligne la puissance trompeuse du préjugé.

L’expression « Tribunal » (métaphore judiciaire) fait de l’opinion publique un juge sévère et injuste.

À partir de là, le « risque » est formulé explicitement : « Que ne doit donc pas craindre l’Éditeur… » → mise en scène d’une captatio benevolentiae : l’éditeur se dit inquiet du scepticisme du lecteur.

 Ce début met en place une stratégie de vraisemblance : il prépare l’idée que les Lettres pourraient paraître invraisemblables, mais qu’il faut dépasser ce premier réflexe.

 Mouvement 2 (l. 7-14) : La critique de l’ethnocentrisme européen

« Enrichis par les précieuses dépouilles du Pérou, nous devrions… »

Ici, le texte prend une tonalité polémique.

Le lexique du butin colonial (« précieuses dépouilles ») rappelle la spoliation des richesses, et fait ressortir l’ingratitude européenne.

Le parallèle magnificence → respect insiste sur ce que l’Europe devrait reconnaître aux Péruviens.

Mais l’éditeur dénonce une attitude inverse : « toujours prévenus en notre faveur » → l’ethnocentrisme.

L’ironie perce avec la référence à Montesquieu (« Comment peut-on être Persan ») : le lecteur cultivé reconnaît la critique satirique de l’incapacité des Européens à comprendre l’altérité.

Le rythme ternaire « qu’autant que leurs mœurs… qu’autant que leur langue… » souligne le rejet systématique de la différence.

 Ce passage attaque directement le chauvinisme européen et inscrit Graffigny dans le courant des Lumières, qui réfléchit sur la relativité culturelle.

 Mouvement 3 (l. 14-fin) : Réhabilitation des peuples amérindiens et dénonciation du préjugé

« Nous méprisons les Indiens ; à peine accordons-nous une âme pensante… »

Le registre devient plus indigné : hyperbole « à peine accordons-nous une âme » → dénonciation d’un racisme qui nie l’humanité même des Indiens.

Or l’auteur rétablit la vérité : « leur histoire est entre les mains de tout le monde » → argument d’autorité, appuyé par des preuves historiques.

Lexique valorisant : « sagacité », « solidité de leur philosophie » → réhabilitation intellectuelle et morale des peuples méprisés.

La dernière phrase (« mais le préjugé a-t-il des yeux ? ») est une question rhétorique ironique : elle montre l’aveuglement volontaire de l’Europe, incapable de reconnaître des preuves pourtant manifestes.

 Cette chute frappe le lecteur : elle renverse la perspective et inscrit l’ouvrage dans une démarche critique et philosophique.

Cet « Avertissement » ne se limite pas à un préambule éditorial destiné à rendre vraisemblable la fiction des Lettres d’une Péruvienne. Derrière le discours de précaution, Graffigny attaque frontalement les préjugés européens et propose une réhabilitation des peuples colonisés, en leur rendant grandeur et raison. Ce texte s’inscrit donc dans la démarche des Lumières, qui vise à élargir l’horizon intellectuel et moral des lecteurs en dénonçant l’ethnocentrisme.

Ouverture possible : Comme Montesquieu dans les Lettres persanes ou Diderot dans le Supplément au voyage de Bougainville, Graffigny utilise la voix d’un étranger (ici, d’une Péruvienne) pour forcer l’Europe à se regarder et à se juger elle-même.

 

Commentaire littéraire

 

Texte : Avertissement des Lettres d’une Péruvienne (1747), Françoise de Graffigny

En 1747, Françoise de Graffigny publie Lettres d’une Péruvienne, un roman épistolaire qui donne la parole à une princesse inca enlevée par les Espagnols et confrontée au monde européen. Mais, avant même l’histoire, le lecteur rencontre un « Avertissement » rédigé par l’éditeur. Ce texte liminaire cherche à rendre crédible la voix de Zilia tout en déjouant les préjugés qui pourraient la discréditer.

À travers une adresse directe au lecteur, Graffigny s’inscrit dans la tradition des Lumières, qui interrogent les fondements du regard porté sur l’« autre » et dénoncent l’ethnocentrisme européen.

Problématique : Comment cet avertissement, sous couvert de justifier la vraisemblance du roman, devient-il une critique des préjugés et un plaidoyer pour la reconnaissance des peuples amérindiens ?

I. Un discours de précaution destiné à capter la bienveillance du lecteur

1. La crainte de l’invraisemblable

Dès la première phrase, l’opposition entre « vérité » et « vraisemblable » met en évidence une tension fondamentale : les faits vrais peuvent paraître invraisemblables au regard du lecteur. La métaphore judiciaire (« le Tribunal » de la raison) souligne la sévérité du jugement que le public s’apprête à porter. → procédé : métaphore judiciaire + champ lexical du procès.

2. Une captatio benevolentiae

L’éditeur feint l’humilité : « Que ne doit donc pas craindre l’éditeur… ». Par cette posture prudente, il anticipe les objections du lecteur et cherche à susciter indulgence et curiosité. → procédé : question rhétorique qui souligne une inquiétude feinte.

3. Une mise en valeur paradoxale de Zilia

En présentant d’avance son style comme surprenant « par rapport à l’idée médiocrement avantageuse » des Péruviens, l’éditeur prépare une réhabilitation. Le contraste entre « médiocrement avantageuse » et « style et pensées » révèle l’écart entre préjugé et réalité.

II. Une dénonciation de l’ethnocentrisme européen

1. Le rappel de la dette coloniale

L’Europe est rappelée à ses responsabilités : « Enrichis par les précieuses dépouilles du Pérou ». Le terme « dépouilles » renvoie à une spoliation violente. L’argument moral est net : l’Europe doit reconnaissance aux peuples qu’elle a exploités.

2. La critique de l’orgueil national

Graffigny dénonce le réflexe ethnocentriste : « Nous n’accordons du mérite aux autres nations qu’autant que leurs mœurs imitent les nôtres ». L’emploi du « nous » inclusif met le lecteur face à sa propre complicité. La référence ironique à Montesquieu — « Comment peut-on être Persan ? » — élargit la critique à une incapacité universelle à reconnaître l’altérité.

3. La dévalorisation injuste des Indiens

« Nous méprisons les Indiens ; à peine accordons-nous une âme pensante à ces peuples malheureux ». L’hyperbole traduit la violence du mépris, poussée jusqu’à nier leur humanité. → procédé : antithèse entre « méprisons » et « âme pensante ». Graffigny dénonce ici un préjugé irrationnel et cruel.

III. Une réhabilitation intellectuelle et morale des peuples amérindiens

1. Une sagesse attestée par l’histoire

« Leur histoire est entre les mains de tout le monde » : l’éditeur rappelle que les preuves de la grandeur intellectuelle des Indiens sont accessibles à tous. Les expressions « sagacité de leur esprit » et « solidité de leur philosophie » constituent une antithèse implicite avec la légèreté européenne.

2. La légitimation des Lettres

L’avertissement souligne que ces lettres ne font que « développer ce que nous connaissons déjà » des Indiens. Ce raisonnement vise à rendre vraisemblable le roman épistolaire et à conférer une autorité à la voix de Zilia.

3. La condamnation finale du préjugé

La dernière phrase frappe par sa concision et sa vigueur : « Mais le préjugé a-t-il des yeux ? ». La question rhétorique, proche d’un aphorisme, dénonce l’aveuglement volontaire de l’Europe. → procédé : personnification du « préjugé » en être aveugle. L’avertissement se clôt sur une accusation directe.

Cet avertissement n’est donc pas un simple paratexte : il prépare le lecteur au roman en renversant les attentes. Sous l’apparence d’un discours de précaution, il dénonce avec force l’ethnocentrisme européen, rappelle la dette coloniale envers les peuples spoliés et réhabilite la valeur intellectuelle et morale des Amérindiens.

Ouverture : Comme dans les Lettres persanes de Montesquieu ou plus tard dans le Supplément au voyage de Bougainville de Diderot, Graffigny fait entendre une voix étrangère pour interroger l’Europe et mettre en lumière ses contradictions.

 

 

Bac 2026Lettres d'une Péruvienne, Françoise de Graffigny / Un nouvel univers s'est offert à mes yeux 

 

 

 

Bac 2026Pour aller plus loin 

 

En tant qu’humaniste, Montaigne s’intéresse à l’un des faits marquants de son époque : la découverte du « nouvel univers » et de ses habitants, décrits dans de nombreux récits de voyages. Ces rencontres suscitent de vifs débats sur la nature des Amérindiens, souvent qualifiés de « sauvages », qualification qui sert à justifier les violences des conquérants. Dans le chapitre intitulé Des Cannibales, Montaigne met en lumière certaines qualités de ces peuples tout en comparant la pratique redoutable de l’anthropophagie aux cruautés exercées par les Européens, et notamment à celles perpétrées durant les guerres de religion. En conclusion du chapitre, il raconte sa propre rencontre avec des indigènes et la conversation qu’il entretient avec eux. Ce récit de confrontation des regards prend alors une fonction essentielle : il permet à Montaigne d’illustrer par l’expérience directe la relativité des mœurs, de questionner l’ethnocentrisme européen et d’inviter le lecteur à réfléchir sur la notion de « barbarie ».

Le XVIIIᵉ siècle n’est pas seulement celui des « philosophes » : il est également marqué par de nombreuses découvertes et explorations, comme l’expédition menée par Bougainville (1729-1811). Parti de Nantes en 1766 pour un tour du monde, accompagné d’un naturaliste, d’un dessinateur et d’un botaniste, Bougainville publie en 1771 Voyage autour du monde, qui suscite de nombreux débats, certains reprochant à l’ouvrage l’absence de véritables découvertes.

Un an plus tard, Denis Diderot profite de ce récit pour développer sa propre réflexion philosophique dans le Supplément au voyage de Bougainville (1772), sous-titré Dialogue entre A et B sur l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas. Cet ouvrage, publié seulement à titre posthume en 1796, utilise le dialogue, genre littéraire cher à Diderot, pour remettre en question plusieurs affirmations de Bougainville, notamment sur la nature morale des indigènes.

Dans le chapitre IX du récit de Bougainville, l’auteur décrit l’accueil réservé par les habitants de Tahiti aux Européens, qui passe de la méfiance à une véritable hospitalité, au point de comparer l’île à un « jardin de l’Éden ». Il mentionne également un vieillard silencieux, dont il interprète « l’air rêveur et soucieux » comme une crainte que « ses jours heureux, écoulés pour lui dans le sein du repos, ne fussent troublés par l’arrivée d’une nouvelle race ». Diderot saisit cette remarque pour donner directement la parole au vieillard dans le chapitre II du Supplément, lui permettant d’adresser ses adieux à Bougainville et d’exprimer son jugement sur la civilisation européenne.

Ainsi, le regard de ce représentant du peuple tahitien conquis offre une perspective critique sur l’Europe, soulignant le contraste entre l’innocence et l’harmonie de son monde et la violence et la domination des Européens. Ce dialogue met en lumière la relativité des valeurs et invite le lecteur à interroger les notions de progrès et de civilisation.

 

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