Françoise de Graffigny, Lettres d’une Péruvienne
Lettre I (extrait)
Cette maison, que j’ai jugée être fort grande par la quantité de monde qu’elle contenait ; cette maison comme suspendue, et ne tenant point à la terre, était dans un balancement continuel.
Il faudrait, ô lumière de mon esprit, que l’icaviracocha eût comblé mon âme comme la tienne de sa divine science, pour pouvoir comprendre ce prodige. Toute la connaissance que j’en ai, est que cette demeure n’a pas été construite par un art des hommes : car quelques moments après que j’y fus entrée, son mouvement continuel, joint à une odeur malfaisante, me causaient un mal si violent, que je suis étonnée de n’y avoir pas succombé : ce n’était que le commencement de mes peines.
Un temps assez long s’était écoulé, je ne souffrais presque plus, lorsqu’un matin je fus arrachée au sommeil par un bruit plus affreux que celui d’Yalporf : notre habitation en recevait des ébranlements tels que la terre en éprouvera, lorsque la Lune en tombant, réduira l’univers en poussière. Des cris, des voix humaines qui se joignirent à ce fracas, le rendirent encore plus épouvantable ; mes sens saisis d’une horreur secrète, ne portaient à mon âme, que l’idée de la destruction de la nature entière. Je croyais le péril universel ; je tremblais pour tes jours : ma frayeur s’accrut enfin jusqu’au dernier excès, à la vue d’une troupe d’hommes en fureur, le visage et les habits ensanglantés, qui se jetèrent en tumulte dans ma chambre. Je ne soutins pas cet horrible spectacle, la force et la connaissance m’abandonnèrent : j’ignore encore la suite de ce terrible événement.
Revenue à moi-même, je me trouvai dans un lit assez propre, entourée de plusieurs Sauvages, qui n’étaient plus les cruels Espagnols, mais qui ne m’étaient pas moins inconnus.
Peux-tu te représenter ma surprise, en me trouvant dans une demeure nouvelle, parmi des hommes nouveaux, sans pouvoir comprendre comment ce changement avait pu se faire ?
En 1747, au siècle des Lumières, Françoise de Graffigny publie son roman épistolaire, Lettres d’une Péruvienne, en s’inspirant des Lettres persanes de Montesquieu. Grâce au regard étranger de Zilia, elle met en lumière les défauts de la société occidentale. Derrière la voix de son héroïne, c’est en réalité celle de Madame de Graffigny qui s’exprime et qui adopte la posture d’une moraliste.
Dans ce texte, Zilia, une princesse inca enlevée à son pays, raconte son expérience à travers des lettres destinées à son fiancé Aza. L’extrait étudié, tiré de la première lettre, décrit son embarquement forcé sur un navire français, l’attaque violente qu’elle subit, puis son réveil dans un monde inconnu. Ce passage illustre à la fois l’épreuve physique et morale traversée par l’héroïne, et son incompréhension devant un univers radicalement étranger.
On peut se demander comment ce passage montre l’inconfort et la terreur éprouvée par Zilia face à ces nouveaux univers qui s’imposent à elle.
Dans le cadre de notre premier mouvement, nous verrons comment Zilia décrit avec étonnement et malaise son expérience du bateau et du mal de mer (l. 1-8). Puis nous analyserons la scène d’attaque violente des Français qui plonge l’héroïne dans l’effroi (l. 9-17). Enfin, nous montrerons que son réveil dans un nouvel univers traduit sa perte totale de repères face à des hommes et des lieux inconnus (l. 17-22).
Mouvement 1 La description du bateau et le mal de mer
Dès l’ouverture de la lettre, Zilia décrit le bateau comme une « maison suspendue », « ne tenant point à la terre » : métaphores qui traduisent l’étrangeté de l’expérience maritime pour Zilia.
L’univers marin est perçu comme instable et inquiétant comme le soulignent les expressions « balancement continuel », « mouvement violent », vocabulaire du malaise renforcé par la souffrance physique du mal de mer auquel s'ajoute son désarroi moral.
L’effet produit est un mélange de fascination et de malaise : « il faudrait, ô lumière de mon esprit » : Zilia s’adresse à son fiancé Aza, montrant sa volonté de comprendre, mais en même temps son impuissance. Cette invocation souligne combien la jeune femme est perdue, privée de repères, et combien elle cherche dans son amour une source de stabilité.
La mer est perçue comme un monde hostile : « douleur malfaisante », « je fus étonnée », « de n’y avoir pas succombé » : accumulation de termes traduisant la souffrance physique et morale.
Ainsi, ce premier mouvement insiste sur la rupture brutale avec le monde connu : Zilia découvre un univers angoissant et terrifiant, qui annonce la suite de son expérience traumatique.
Mouvement 2 L’attaque des Français
Le récit bascule brusquement dans la violence avec l’irruption des Français. La brutalité de la scène est marquée par un champ lexical du chaos : « un bruit plus affreux », « ébranlements », « fracas », « cris ». Tous ces termes traduisent une atmosphère de désordre total, qui plonge immédiatement l’héroïne dans la terreur.
Zilia exprime cette peur à travers des Hyperboles : « univers en poussière », « horreur secrète », « nature entière » Zilia voit dans cet événement une catastrophe cosmique.
La description insiste sur la terreur sensorielle : bruits, mouvements, voix, tous les sens de Zilia sont agressés, ce qui crée une immersion totale dans la peur.
Elle se sent vulnérable : « je tremblais pour tes jours », elle pense à Aza, ce qui souligne son désarroi affectif. En pensant à Aza, elle révèle combien sa peur est amplifiée par la crainte de perdre celui qu’elle aime.
L’attaque des Français est perçue comme une irruption barbare : Elle décrit leurs visages et leurs habits « ensanglantés », et parle d’« une troupe d’hommes en fureur ». La vision qu’elle en donne est monstrueuse, et souligne l’inhumanité des Européens.
Le paroxysme est atteint : « je ne soutins pas cet horrible spectacle », évanouissement, signe de l’excès de terreur.
Ce deuxième mouvement met en avant la violence humaine et la brutalité coloniale, ressenties comme inhumaines par Zilia.
Mouvement 3 L’évanouissement et le réveil dans un monde inconnu
La transition est marquée par l’évanouissement de Zilia, qui avoue : « revenue à moi-même ». Ce détail montre une ellipse du récit : l’héroïne a perdu connaissance, et le lecteur, comme elle, ignore ce qui s’est passé. Cela traduit une perte totale de maîtrise : elle ne décide plus de rien et subit entièrement son destin.
À son réveil, Zilia découvre un cadre surprenant : « un lit assez propre ». Cette image contraste fortement avec la scène de chaos et de sang qui précède. L’effet produit est ambigu : un élément rassurant (un lit, la propreté), mais qui demeure étranger et inquiétant, puisqu’il ne correspond pas à son monde familier.
De plus, si les nouveaux personnages apparaissent « plus polis », Zilia les compare aussitôt aux « cruels Espagnols ». Le rapprochement souligne sa méfiance et son incapacité à faire confiance : même si ces hommes ne semblent pas hostiles, ils restent pour elle des « barbares » dont elle ne connaît ni la langue ni les intentions.
Le sentiment dominant demeure l’incompréhension : les mots « surprise », « sans pouvoir comprendre », « ce changement » insistent sur la perplexité de l’héroïne. Elle se retrouve projetée dans un nouvel univers
Ce troisième mouvement met en relief l’incompréhension culturelle et la perte de repères de Zilia, ballottée d’un monde à l’autre sans explication.
Dans ce passage de la première lettre, Madame de Graffigny met en scène l’expérience de Zilia comme une succession d’épreuves : le mal de mer, la brutalité des Européens et la perte totale de repères après son évanouissement. L’écriture traduit à la fois la souffrance physique, la terreur morale et l’incompréhension culturelle de l’héroïne face à un univers qui s’impose à elle avec violence. Dès l’ouverture du roman, Zilia incarne donc le regard d’un « étranger » qui révèle, par son étonnement et sa peur, la brutalité des pratiques coloniales et les excès de la civilisation européenne.
On peut rapprocher ce texte des Lettres persanes de Montesquieu (1721), qui utilisent aussi le regard étranger pour mettre en lumière les travers de la société française.
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