Etude linéaire
Lettres d'une Péruvienne de Graffigny
Lettre XXX, de « Les devoirs que nous rendons… » à la fin

Dans cette lettre, Zilia raconte à Aza la vie mondaine qu’elle mène désormais à Paris en attendant leur réunion. Par son regard étranger, la narratrice observe les pratiques sociales des élites françaises, en particulier celles des visites et de la conversation. Son récit, oscillant entre intégration et distance critique, dénonce l’artificialité, l’hypocrisie et l’inconséquence de cette société, tout en opposant à cette superficialité une morale fondée sur la nature et la vertu.
On peut ainsi suivre la lettre selon trois grands mouvements :
- Une pratique mondaine décrite comme contrainte et marquée par la vanité (§ 1 - 7 )
- Une critique plus large de l’hypocrisie et de l’inconsistance française, opposées à la simplicité de la nature (paragraphes 5-8).
- La dénonciation finale de l’artifice généralisé, qui fait de la société un monde d’illusions (paragraphes 9-10).
I. Une pratique mondaine contraignante et vaine
Dès l’ouverture, l’usage du pronom inclusif « nous » montre que Zilia a intégré les usages français. Pourtant, le vocabulaire dépréciatif souligne aussitôt la contrainte : les visites ne sont pas un loisir mais des « devoirs » à accomplir. Le champ lexical de la fatigue (« tant de peine ») et l’insistance sur l’excès hyperbolique – « entrer en un jour dans le plus grand nombre de maisons qu’il est possible » – accentuent l’absurdité de la pratique.
Les échanges mondains se réduisent à des compliments superficiels. La métaphore du « tribut de louanges réciproques » assimile ces paroles à une dette imposée, dépourvue de sincérité. Les compliments portent uniquement sur l’apparence (« la beauté du visage », « le choix des parures »), ce qui souligne la vanité des interlocuteurs.
Peu à peu, Zilia se détache de ce « nous » pour revenir au « je », signalant son regard critique d’étrangère. Le mot « hommage », qui suppose normalement respect et fidélité, est aussitôt limité par la précision : « encore n’est-il que bien momentané ». La valeur des éloges est ainsi annulée par leur brièveté. Le glissement temporel (« Dès que l’on disparaît… il prend une autre forme ») révèle l’hypocrisie : les louanges se transforment en critiques sitôt la personne absente. La gradation du vocabulaire, des « agréments » aux « perfections », illustre cette versatilité, qui rapproche la société de la médisance.
Ce premier mouvement met donc en scène une société dominée par la superficialité et le paraître, où la conversation n’est qu’un jeu d’amour-propre.
II. L’hypocrisie et l’inconséquence françaises (paragraphes 5 à 8)
La critique prend ensuite une dimension plus générale : « La censure est le goût dominant des François, comme l’inconséquence est le caractère de la nation. » Le parallélisme syntaxique érige cette observation en vérité universelle. Deux reproches majeurs apparaissent : la critique permanente d’autrui et l’incohérence des jugements, toujours susceptibles de s’inverser.
Le contraste entre livres et conversations (« leurs livres sont la critique générale des mœurs, et leur conversation celle de chaque particulier ») étend le reproche à toutes les formes d’expression. La condition « pourvu qu’ils soient absents » met en évidence l’hypocrisie d’une société où la politesse n’est qu’un masque.
L’ironie s’accentue avec la mention de la « mode » : loin de transformer les comportements, elle entretient la tradition de la critique gratuite, parfois sans fondement (« quelquefois celui que l’on ne pense pas »). L’adverbe « librement » souligne l’absence de retenue.
L’originalité du passage réside aussi dans la nuance apportée par Zilia. Elle refuse de réduire les Français à la méchanceté : « naturellement sensibles », ils pourraient être « touchés de la vertu ». Mais la société les corrompt. Elle oppose ainsi la droiture des Incas, décrite par un lexique mélioratif (« candeur », « simplicité », « droiture »), à la duplicité française. Cette opposition nature/culture préfigure la pensée de Rousseau.
La démonstration se fait plus précise grâce à l’anaphore de “tel” : « Tel qui pense bien, médit d’un absent… Tel autre serait bon… » Chaque exemple illustre la pression sociale, qui pousse les individus à agir contre leurs convictions. Le chiasme (« Tel autre serait bon, humain… s’il ne craignait… tel est ridicule par état… ») souligne ce renversement absurde.
Ici, Zilia révèle que le vice français ne vient pas de la nature humaine mais de l’influence néfaste de la société et de la peur du regard d’autrui.
III. Le règne de l’artifice et des illusions
La fin de la lettre élargit la critique en une condamnation morale : « leurs vices sont artificiels comme leurs vertus ». L’antithèse met en évidence le caractère factice de toute la société, incapable de sincérité.
L’image des « jouets de l’enfance » illustre la frivolité et la tromperie : comme eux, les Français n’ont qu’une « surface coloriée » qui cache un « intérieur informe ». L’énumération (« du poids aux yeux, de la légèreté au tact… ») développe cette métaphore en insistant sur l’apparence trompeuse. La négation finale – « aucune valeur réelle » – achève la condamnation.
La comparaison aux « jolies bagatelles » généralise la critique : la France elle-même n’est perçue à l’étranger que comme un objet décoratif, sans profondeur. La personnification ironique du « bon sens » qui « sourit » et « remet à leur place » les Français accentue l’effet satirique.
Enfin, la lettre s’achève sur une maxime solennelle au rythme ternaire : « Heureuse la nation qui n’a que la nature pour guide, la vérité pour mobile et la vertu pour principe. » Ce retour à la morale universelle donne au texte une portée philosophique et politique, dépassant le simple constat mondain.
Ce dernier mouvement conclut la critique en résumant la condamnation d’une société frivole, où l’artifice remplace la sincérité et où seule la nature permet de retrouver vérité et vertu.
Par son regard étranger, Zilia met en lumière les travers de la société française du XVIIIᵉ siècle : vanité, hypocrisie, inconséquence. Là où les élites valorisent la vie mondaine et la conversation, Graffigny dévoile une superficialité trompeuse et nuisible aux relations humaines. À travers cette satire, la lettre propose une réflexion plus large sur l’opposition entre nature et culture, annonçant les critiques philosophiques de Rousseau. La conclusion, sous forme de maxime, élève la critique sociale au rang d’une leçon morale universelle.
Commentaire littéraire

La lettre XXX (édition de 1747) de Françoise de Graffigne met en scène Zilia, héroïne insérée dans la vie mondaine parisienne du XVIIIᵉ siècle. Après la libération de Céline, Zilia s’adapte aux exigences sociales et observe minutieusement les comportements de ses contemporains. À travers le regard de son héroïne, la romancière propose une réflexion critique sur la superficialité des relations mondaines, la vanité, l’hypocrisie et l’artifice des vertus sociales. Cette lettre peut ainsi être analysée selon trois axes : la pratique mondaine et la vanité des échanges, l’opposition entre vertu naturelle et vice social, et enfin le triomphe de l’artifice dans la société.
Axe 1 : La pratique mondaine et la vanité des échanges
1.1. Une insertion sociale contraignante
L’emploi du pronom « nous » montre que Zilia participe pleinement à la vie parisienne. Pourtant, la romancière souligne la lourdeur de cette pratique : le terme « devoirs » et l’expression « tant de peine » présentent les visites comme des obligations plutôt que des plaisirs. L’exagération du superlatif « le plus grand nombre de maisons qu’il est possible » accentue le caractère absurde de cette exigence sociale.
1.2. Une vanité centrée sur l’apparence
Les compliments échangés, décrits comme un « tribut de louanges réciproques », ne portent que sur l’apparence (« beauté du visage et de la taille », « choix des parures »), révélant l’importance de l’amour-propre. La superficialité des échanges dénonce la vacuité des relations mondaines.
1.3. L’hypocrisie et la médisance
Le passage du « nous » au « je » permet à Zilia de critiquer cette pratique. La valeur des compliments est relative et instable (« encore n’est-il que bien momentané », « il prend une autre forme »). L’éloge initial devient rapidement critique par comparaison (« agréments » versus « perfections »), révélant l’inconstance des jugements et la prédominance de l’hypocrisie.
1.4. L’art de la critique systématique
La romancière étend sa critique à l’ensemble de la société française : « La censure est le goût dominant des François, comme l’inconséquence est le caractère de la nation ». Les Français critiquent livres et conversations, et même les personnes vertueuses participent à ce jeu social. L’usage de la prétérition, « une certaine formule d’apologie de leur franchise », permet de dissimuler l’attaque sous couvert de vérité.
Axe 2 : Entre vertu et vice, la société superficielle
2.1. Une société sans fondement
Les relations sociales sont superficielles : l’éloge peut devenir critique, et tout échange repose sur des paroles vaines (« Il ne faut ni éloquence pour se faire écouter, ni probité pour se faire croire »). La romancière souligne l’absence de valeur réelle dans ces interactions, qui masquent la pensée véritable de chacun.
2.2. La bonté naturelle versus la corruption sociale
Zilia nuance sa critique : les Français ne sont pas naturellement méchants (« naturellement sensibles, touchés de la vertu »). En comparaison avec les peuples incas, vertueux par nature, elle montre que la culture et les usages mondains corrompent l’homme, anticipant la réflexion de Rousseau sur la dépravation sociale.
2.3. La peur et le regard d’autrui comme causes du vice
Les comportements superficiels résultent du manque de courage face au jugement social. Les exemples en chiasme (« Tel autre serait bon… et tel est ridicule… ») montrent que la crainte d’être jugé ridicule empêche la manifestation de la vertu et entraîne l’art de la critique et de la fausse modestie.
Axe 3 : Le triomphe de l’artifice dans les relations sociales
3.1. La corruption de la nature et des vertus
Les vices et les vertus sont artificiels : « leurs vices sont artificiels comme leurs vertus ». La frivolité des rapports humains empêche toute authenticité, et les relations deviennent illusoires.
3.2. La société comme un monde de simulacres
La comparaison aux « jouets de l’enfance » illustre le caractère trompeur des apparences : poids, légèreté, couleur et forme sont superficiels, et tout manque de valeur réelle. La société est ainsi réduite à des objets décoratifs, soulignant l’artifice de la vie mondaine.
3.3. La morale et la maxime finale
La romancière conclut en opposant cette société factice à une société guidée par des principes authentiques : « Heureuse la nation qui n’a que la nature pour guide, la vérité pour mobile et la vertu pour principe ». La structure ternaire de cette maxime renforce l’autorité morale du jugement.
La lettre XXX dénonce la superficialité des relations mondaines au XVIIIᵉ siècle, en révélant la vanité, l’hypocrisie et l’artifice des échanges sociaux. Par le regard de Zilia, la romancière oppose la vertu naturelle à la corruption de la société et montre que la culture mondaine corrompt l’homme et ses sentiments. L’étude illustre ainsi le conflit entre nature et culture, authenticité et apparence, mettant en avant une critique morale et sociale typique de la littérature des Lumières.
Lettres d'une Péruvienne, Françoise de Graffigny / Un nouvel univers s'est offert à mes yeux
Pour aller plus loin
En tant qu’humaniste, Montaigne s’intéresse à l’un des faits marquants de son époque : la découverte du « nouvel univers » et de ses habitants, décrits dans de nombreux récits de voyages. Ces rencontres suscitent de vifs débats sur la nature des Amérindiens, souvent qualifiés de « sauvages », qualification qui sert à justifier les violences des conquérants. Dans le chapitre intitulé Des Cannibales, Montaigne met en lumière certaines qualités de ces peuples tout en comparant la pratique redoutable de l’anthropophagie aux cruautés exercées par les Européens, et notamment à celles perpétrées durant les guerres de religion. En conclusion du chapitre, il raconte sa propre rencontre avec des indigènes et la conversation qu’il entretient avec eux. Ce récit de confrontation des regards prend alors une fonction essentielle : il permet à Montaigne d’illustrer par l’expérience directe la relativité des mœurs, de questionner l’ethnocentrisme européen et d’inviter le lecteur à réfléchir sur la notion de « barbarie ».
Le XVIIIᵉ siècle n’est pas seulement celui des « philosophes » : il est également marqué par de nombreuses découvertes et explorations, comme l’expédition menée par Bougainville (1729-1811). Parti de Nantes en 1766 pour un tour du monde, accompagné d’un naturaliste, d’un dessinateur et d’un botaniste, Bougainville publie en 1771 Voyage autour du monde, qui suscite de nombreux débats, certains reprochant à l’ouvrage l’absence de véritables découvertes.
Un an plus tard, Denis Diderot profite de ce récit pour développer sa propre réflexion philosophique dans le Supplément au voyage de Bougainville (1772), sous-titré Dialogue entre A et B sur l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas. Cet ouvrage, publié seulement à titre posthume en 1796, utilise le dialogue, genre littéraire cher à Diderot, pour remettre en question plusieurs affirmations de Bougainville, notamment sur la nature morale des indigènes.
Dans le chapitre IX du récit de Bougainville, l’auteur décrit l’accueil réservé par les habitants de Tahiti aux Européens, qui passe de la méfiance à une véritable hospitalité, au point de comparer l’île à un « jardin de l’Éden ». Il mentionne également un vieillard silencieux, dont il interprète « l’air rêveur et soucieux » comme une crainte que « ses jours heureux, écoulés pour lui dans le sein du repos, ne fussent troublés par l’arrivée d’une nouvelle race ». Diderot saisit cette remarque pour donner directement la parole au vieillard dans le chapitre II du Supplément, lui permettant d’adresser ses adieux à Bougainville et d’exprimer son jugement sur la civilisation européenne.
Ainsi, le regard de ce représentant du peuple tahitien conquis offre une perspective critique sur l’Europe, soulignant le contraste entre l’innocence et l’harmonie de son monde et la violence et la domination des Européens. Ce dialogue met en lumière la relativité des valeurs et invite le lecteur à interroger les notions de progrès et de civilisation.
Citation :
« Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage. »
Montaigne, Les Essais, chapitre « Des Cannibales »
- 1. Critique de l’ethnocentrisme
- Montaigne souligne que le jugement de « barbarie » n’est pas objectif, mais relatif à la culture de celui qui juge. Chaque peuple mesure l’autre à l’aune de ses propres coutumes et habitudes. Ainsi, ce qui semble étrange ou choquant pour un Européen peut être parfaitement naturel pour un autre peuple. Montaigne invite à remettre en question la prétendue supériorité de la civilisation européenne.
- 2. Relativisme culturel
- Cette phrase illustre le relativisme culturel : il n’existe pas de normes universelles pour qualifier les pratiques humaines de « bonnes » ou « mauvaises ». Les valeurs et les usages sont socialement et historiquement déterminés, et ce qui choque dans une société peut être vertueux dans une autre.
- 3. Dimension humaniste
- Montaigne adopte une posture humaniste et tolérante : en observant les peuples dits « sauvages » avec un regard critique sur sa propre culture, il encourage la compréhension plutôt que le jugement. Cela reflète la curiosité et l’ouverture d’esprit caractéristiques de la Renaissance.
- 4. Implications philosophiques
- La citation questionne la notion de norme et de progrès : qui peut définir ce qui est « civilisé » ou « barbare » ?
- Elle anticipe des débats modernes sur le relativisme moral et culturel, et sur la critique des préjugés et du colonialisme.