Françoise de Graffigny, Lettres d’une Péruvienne
Lettre XXXIV (extrait)
Elles ne sont pas mieux instruites sur la connaissance du monde, des hommes et de la société. Elles ignorent jusqu'à l'usage de leur langue naturelle'; il est rare qu'elles la parlent correctement, et je ne m'aperçois pas sans une extrême surprise que je suis à présent plus savante qu'elles à cet égard. C'est dans cette ignorance que l'on marie les filles, à peine sorties de l'enfance. Dès lors il semble, au peu d'intérêt que les parents prennent à leur conduite, qu'elles ne leur appartiennent plus. La plupart des maris ne s'en occupent pas davantage. Il serait encore temps de réparer les défauts de la première éducation; on n'en prend pas la peine. Une jeune femme, libre dans son appartement, y reçoit sans contrainte les compagnies qui lui plaisent. Ses occupations sont ordinairement pueriles , toujours inutiles, et peut-être au-dessous de l'oisiveté . On entretient son esprit tout au moins de frivolités malignes ou insipides, plus propres à la rendre méprisable que la stupidité même. Sans confiance en elle, son mari ne cherche point à la former au soin de ses affaires, de sa famille et de sa maison. Elle ne participe au tout de ce petit univers que par la représentation. C'est une figure d'ornement pour amuser les curieux [...]. Quoique je te dise la vérité avec toute la sincérité de mon coeur, mon cher Aza, garde-toi bien de croire qu'il n'y ait point ici de femmes de mérite. Il en est d'assez heureusement nées pour se donner à elles-mêmes ce que l'éducation leur refuse. L'attachement à leurs devoirs, la décence de leurs moeurs et les agréments honnêtes de leur esprit attirent sur elles l'estime de tout le monde. Mais le nombre de celles-là est si borné' en comparaison de la multitude, qu'elles sont connues et révérées par leur propre nom. [...] Quand tu sauras qu'ici l'autorité est entièrement du côté des hommes, tu ne douteras pas, mon cher Aza, qu'ils soient responsables de tous les désordres de la société.
En 1747, au siècle des Lumières, Françoise de Graffigny publie son roman épistolaire, Lettres d’une Péruvienne, en s’inspirant des Lettres persanes de Montesquieu. Grâce au regard étranger de Zilia, elle met en lumière les défauts de la société occidentale. Derrière la voix de son héroïne, c’est en réalité celle de Madame de Graffigny qui s’exprime et qui adopte la posture d’une moraliste.
Dans la Lettre 34 des Lettres d’une Péruvienne (1747), Françoise de Graffigny poursuit la réflexion de son héroïne Zilia sur la société française, observée avec étonnement et lucidité. Loin du regard naïf qu’on prête souvent à l’étrangère, Zilia devient ici la voix critique de l’auteure, dénonçant la situation faite aux femmes dans une société qui les maintient dans l’ignorance. À travers une écriture ironique et vive, Mme de Graffigny mêle le ton satirique, l’observation morale et l’engagement féministe.
Composition du passage.
- Mouvement 1: du début..... cet égard : premier élément de satire sur la méconnaissance du français chez les femmes de l'époque.
- Mouvement 2 : " c'est dans cette ignorance... curieux " : critique de la condition de la femme mariée.
- Mouvement 3: " Quoique je te dise... propre nom " : mise en lumière des femmes qui, contrairement aux autres dont il a été question précédemment, ont le mérite de chercher à s'éduquer et à s'élever par elles-mêmes.
- Mouvement 4 : " Quand... de la société " : conclusion et retour à la satire : les hommes sont responsables de cette situation.
Problématique: comment Mme de Graffigny réfléchit-elle, à travers ce texte, sur les ravages du manque d'éducation reçu par les femmes de son époque?
Mouvement 1
Première satire : la méconnaissance du français et l’ignorance intellectuelle des femmes de l’époque.
Dès la première phrase, Zilia souligne un contraste ironique : « elles ne sont pas mieux instruites ». Le pronom « elles » englobe les femmes françaises, et l’adverbe comparatif suggère une égalité dans l’ignorance.
Antiphrase implicite : dans un pays qui se prétend civilisé, les femmes « ignorent jusqu’à l’usage de leur langue naturelle ». Le verbe « ignorer » souligne une absurdité sociale : elles ne maîtrisent même pas leur propre instrument de pensée.
La formule « langue naturelle » renforce l’ironie : ce qui devrait être inné, spontané, leur est étranger.
Le narrateur exprime ensuite sa surprise sincère : « je ne m’aperçois pas sans une extrême surprise que je suis à présent plus savante qu’elles ».
Cette inversion culturelle est une arme rhétorique : la Péruvienne, censée être “barbare”, se découvre supérieure aux Européennes.
Mme de Graffigny renverse le regard colonial : ce sont les “civilisées” qui apparaissent ignorantes.
Ce premier mouvement établit la satire de l’éducation féminine, réduite à la superficialité, et prépare la critique du mariage, qui va prolonger cette aliénation.
Mouvement 2
Critique sociale et morale de la condition de la femme mariée.
La transition « C’est dans cette ignorance que l’on marie les filles » donne à la dénonciation une portée collective et systémique : la faute n’est pas individuelle, mais institutionnelle.
L’expression « à peine sorties de l’enfance » souligne la précipitation et la dépossession : ces jeunes filles passent directement de l’enfance au mariage sans formation morale ni intellectuelle.
La syntaxe impersonnelle « on marie » efface le sujet de l’action, soulignant la passivité des femmes et l’autorité de la société.
Mme de Graffigny élargit ensuite sa critique :
« Dès lors il semble, au peu d’intérêt que les parents prennent à leur conduite, qu’elles ne leur appartiennent plus. »
Les femmes sont transférées comme des objets, d’un pouvoir patriarcal à un autre.
Le champ lexical de la négligence (“peu d’intérêt”, “on ne prend pas la peine”) dénonce l’indifférence générale.
Le lexique domestique (« appartement », « compagnies », « occupations ») sert à peindre un monde clos, oisif, qui enferme la femme dans la futilité.
La satire sociale se double d’une critique morale :
« Ses occupations sont puériles, toujours inutiles, et peut-être au-dessous de l’oisiveté. »
L’hyperbole et la gradation montrent l’étendue du mépris implicite de Zilia pour cette vacuité imposée.
Les termes « frivolités malignes ou insipides » allient critique du vide intellectuel et morale de la vanité.
L’expression « figure d’ornement » condense toute la dénonciation : la femme n’est qu’un objet décoratif au sein du « petit univers » domestique.
À travers le ton ironique et le contraste entre apparence et réalité, Mme de Graffigny dénonce une société où la femme, privée d’éducation, devient une créature décorative, dénuée de sens et d’utilité réelle.
Mouvement 3
Mise en lumière de femmes d’exception : un espoir minoritaire d’émancipation par l’éducation.
Le connecteur concessif « Quoique » nuance le propos : Zilia veut éviter de paraître injuste ou généralisatrice.
L’expression « mon cher Aza » ravive la dimension épistolaire et affective du texte.
Mme de Graffigny introduit une note d’optimisme prudent : certaines femmes échappent à leur condition.
Ces femmes sont « heureusement nées » : expression ambiguë, car la formule reconnaît à la fois la chance et le mérite personnel.
Elles « se donnent à elles-mêmes ce que l’éducation leur refuse » : formule essentielle, exprimant la liberté morale et intellectuelle conquise par soi-même.
Le lexique de la vertu (“attachement à leurs devoirs”, “décence”, “mœurs”, “agréments honnêtes”) souligne la moralité et l’intelligence comme véritables formes de beauté.
Mais la phrase suivante réintroduit une nuance amère :
« le nombre de celles-là est si borné… »
L’adjectif « borné » et le contraste avec la « multitude » insistent sur la rareté des femmes éclairées.
L’expression finale « connues et révérées par leur propre nom » souligne leur singularité héroïque dans un monde d’anonymes, mais aussi leur isolement.
Ce passage donne au texte une dimension presque pré-féministe, célébrant l’éducation et la vertu individuelle comme voies de libération.
Mouvement 4
Conclusion satirique : désignation des responsables du désordre social.
La conclusion introduit un retour à la généralité et une inversion de responsabilité :
« l’autorité est entièrement du côté des hommes ».
Le mot « entièrement » renforce le déséquilibre de pouvoir, tandis que l’adverbe « ici » replace la critique dans le cadre de la société française.
Le raisonnement causal « tu ne douteras pas… qu’ils soient responsables » transforme le constat moral en accusation politique.
Les hommes, détenteurs du pouvoir et de l’éducation, sont logiquement les auteurs du mal qu’ils déplorent.
Ainsi, Mme de Graffigny retourne la logique patriarcale : si la femme est ignorante, c’est parce que l’homme l’a voulu.
Elle ouvre ainsi une réflexion radicale sur la responsabilité sociale et morale des hommes, prémisse du féminisme des Lumières.
Ce passage de la Lettre 34 illustre avec force le discours critique et humaniste de Mme de Graffigny. À travers Zilia, elle dénonce les ravages du manque d’éducation féminine, qui produit ignorance, dépendance et futilité.
Mais elle valorise aussi les femmes capables de s’élever par elles-mêmes, en faisant de l’éducation la condition de la dignité humaine.
Enfin, elle renverse la perspective patriarcale : la vraie cause du désordre social n’est pas la femme, mais l’autorité masculine qui la maintient dans l’ombre.
Ainsi, le texte mêle la satire sociale, la critique morale et la réflexion politique : Mme de Graffigny fait de l’éducation féminine un enjeu essentiel de justice et de progrès.
Comme Montesquieu dans Les Lettres persanes, Mme de Graffigny utilise le regard étranger pour dénoncer les travers de la société française. Par cette satire épistolaire, elle révèle que le manque d’éducation des femmes n’est pas naturel, mais bien le produit d’une organisation sociale injuste.
La question de grammaire
Nature et fonction grammaticales
« Quoique je te dise la vérité avec toute la sincérité de mon cœur, mon cher Aza, garde-toi bien de croire, qu’il n’y ait point ici de femmes de mérite. »
Nature et fonction de la proposition
La phrase comporte plusieurs propositions :
Proposition subordonnée circonstancielle de concession :
→ « Quoique je te dise la vérité avec toute la sincérité de mon cœur »
Introduite par la conjonction de subordination concessive quoique.
Elle exprime une opposition ou une concession : “même si je dis la vérité, ne crois pas qu’il n’y ait pas de femmes de mérite”.
Proposition principale :
→ « garde-toi bien de croire qu’il n’y ait point ici de femmes de mérite »
Proposition subordonnée complétive :
→ « qu’il n’y ait point ici de femmes de mérite »
Complète le verbe croire de la principale.
Elle est introduite par la conjonction que.
Sens et valeur des subordonnées
Subordonnée concessive (quoique + subjonctif) :
Elle exprime l’opposition entre deux faits :
“Même si je suis sincère, ne crois pas qu’il n’existe pas de femmes de mérite.”
Subordonnée complétive (que + subjonctif) :
Elle exprime le contenu de la croyance à éviter :
“Ne crois pas qu’il n’y ait point ici de femmes de mérite.”
(autrement dit : “Ne pense pas qu’il n’existe aucune femme de mérite.”)
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