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Commentaire linéaire et littéraire – La Boétie, Discours de la servitude volontaire

"Mais, ô bon Dieu ! que peut être cela ?" Commentaires linéaire et littéraire, Discours de la servitude volontaire La Boétie

Le 24/07/2025 0

Dans Commentaires littéraires et études linéaires, bac 2026

Commentaires linéaire et littéraire

 

Mais, ô bon Dieu ! que peut être cela ? comment dirons-nous que cela s’appelle ? quel malheur est celui-là ? quel vice, ou plutôt quel malheureux vice ? Voir un nombre infini de personnes non pas obéir, mais servir ; non pas être gouvernés, mais tyrannisés ; n’ayant ni biens ni parents, femmes ni enfants, ni leur vie même qui soit à eux ! souffrir les pilleries, les paillardises, les cruautés, non pas d’une armée, non pas d’un camp barbare contre lequel il faudrait défendre son sang et sa vie devant, mais d’un seul ; non pas d’un Hercule ni d’un Samson, mais d’un seul hommeau, et le plus souvent le plus lâche et femelin de la nation ; non pas accoutumé à la poudre des batailles, mais encore à grand peine au sable des tournois ; non pas qui puisse par force commander aux hommes, mais tout  empêché de servir vilement à la moindre femmelette ! Appellerons-nous cela lâcheté ? dirons-nous que ceux qui servent soient couards et recrus ? Si deux, si trois, si quatre ne se défendent d’un, cela est étrange, mais toutefois possible ; bien pourra-l’on dire, à bon droit, que c’est faute de cœur. Mais si cent, si mille endurent d’un seul, ne dira-l’on pas qu’ils ne veulent point, non qu’ils n’osent pas se prendre à lui, et que c’est non couardise, mais plutôt mépris ou dédain ? Si l’on voit, non pas cent, non pas mille hommes, mais cent pays, mille villes, un million d’hommes, n’assaillir pas un seul, duquel le mieux traité de tous en reçoit ce mal d’être serf et esclave, comment pourrons-nous nommer cela ? est-ce lâcheté ? Or, il y a en tous vices naturellement quelque borne, outre laquelle ils ne peuvent passer : deux peuvent craindre un, et possible dix ; mais mille, mais un million, mais mille villes, si elles ne se défendent d’un, cela n’est pas couardise, elle ne va point jusque-là ; non plus que la vaillance ne s’étend pas qu’un seul échelle une forteresse, qu’il assaille une armée, qu’il conquête un royaume. Donc quel monstre de vice est ceci qui ne mérite pas encore le titre de couardise, qui ne trouve point de nom assez vilain, que la nature désavoue avoir fait et la langue refuse de nommer ?

Etude linéaire 

L'oral du bac de français 

 

Dans son Discours de la servitude volontaire, écrit vers 1549, Étienne de La Boétie s’interroge sur une énigme politique et morale : pourquoi les peuples acceptent-ils de se soumettre à un seul tyran, alors qu’ils seraient en mesure de s’en libérer ? Loin d’une critique conjoncturelle d’un pouvoir précis, La Boétie adopte une approche universelle et intemporelle du phénomène de la domination. Dans ce passage central, il s’emporte contre l’absurdité de cette soumission collective, mêlant indignation, ironie et raisonnement logique.
Comment l’auteur transforme-t-il un constat révoltant en véritable scandale moral et politique ?
Nous verrons que cette dénonciation repose d’abord sur une rhétorique de l’indignation, puis sur une analyse logique de la soumission, avant de culminer dans une aporie qui défie le langage lui-même.

 

Mouvement du texte

  • Mouvement 1
  • L’indignation oratoire face à l’absurdité de la servitude (de « Mais, ô bon Dieu ! » à « la moindre femmelette ! »)
  • Mouvement 2
  • Une série de questions rhétoriques pour interroger les causes de cette soumission (de « Appellerons-nous cela lâcheté ? » à « non pas qu’ils n’osent pas »)
  • Mouvement 3
  • Un vertige logique et moral devant l’absence de révolte collective (de « Si l’on voit, non pas cent » à la fin)

I. L’indignation oratoire face à l’absurdité de la servitude

Dès l’attaque, le ton est celui de la stupeur :

« Mais, ô bon Dieu ! que peut être cela ? comment dirons-nous que cela s’appelle ? »
La Boétie multiplie les interrogations rhétoriques et les exclamations pour exprimer une indignation sincère et profonde. L’usage du registre oratoire est marqué par la syntaxe saccadée, les interjections (« ô bon Dieu ! »), les reprises anaphoriques :
« quel malheur […] quel vice, ou plutôt quel malheureux vice ? »
Cette gradation insiste sur l’incompréhensibilité du phénomène de la servitude.

La Boétie ne parle pas de simple obéissance, mais de servitude :

« non pas obéir, mais servir ; non pas être gouvernés, mais tyrannisés »
L’usage des antithèses et des parallélismes renforce l’absurdité de cette domination.

Ce qui choque le plus l’auteur, c’est la disproportion entre l’ampleur de la soumission (« un nombre infini de personnes ») et l’insignifiance du tyran :

« d’un seul hommeau »
Ce terme péjoratif, formé sur le modèle diminutif, souligne le mépris de La Boétie. Il poursuit en accumulant les images dévalorisantes :
« le plus lâche et femelin de la nation […] empêché de servir vilement à la moindre femmelette ! »
Ici, la métaphore dégradante déconstruit le prestige supposé du tyran.

II. Une série de questions pour interroger les causes de la soumission

La deuxième partie du passage est structurée par une accumulation de questions oratoires :

« Appellerons-nous cela lâcheté ? »
« dirons-nous que ceux qui servent soient couards ? »
Le rythme devient hypothético-déductif : La Boétie explore rationnellement plusieurs hypothèses, qu’il réfute au fur et à mesure.

Le raisonnement commence par un cas extrême mais isolé :

« Si deux, si trois, si quatre […] cela est étrange, mais toutefois possible »
Puis il élargit l’échelle progressivement :
« Mais si cent, si mille […] », jusqu’à :
« cent pays, mille villes, un million d’hommes »
Ce crescendo conduit à une aporie morale : comment expliquer que des peuples entiers se soumettent sans qu’on puisse invoquer la peur ?

L’auteur distingue donc la peur de la lâcheté :

« ce n’est non couardise, mais plutôt mépris ou dédain »
Ce retournement ironique renverse les attentes : ce n’est plus par faiblesse qu’on se soumet, mais presque par indifférence.

III. Le vertige logique et moral : la servitude sans nom

Dans le dernier mouvement, La Boétie pousse l’argument à son extrême. Il s’appuie sur une opposition quantitative :

« deux peuvent craindre un, et possible dix ; mais mille, mais un million, mais mille villes… »
Il en résulte une contradiction logique : la peur ne peut justifier une telle soumission collective.

Le vocabulaire s’emporte alors dans une hyperbole morale :

« cela n’est pas couardise […] non plus que la vaillance ne s’étend pas qu’un seul échelle une forteresse »
Par cette comparaison absurde, La Boétie montre qu’il serait tout aussi illogique d’attribuer du courage extrême à un seul homme que de justifier la servitude de millions par la peur.

La chute est marquée par une formule paradoxale :

« quel monstre de vice est ceci […] que la nature désavoue avoir fait et la langue refuse de nommer ? »
Le tyran devient une créature monstrueuse, un être hors-nature que le langage lui-même rejette.

À travers une rhétorique puissamment oratoire, un raisonnement progressif et un usage saisissant de l’ironie, La Boétie donne à voir un phénomène aussi scandaleux qu’incompréhensible : le renoncement volontaire à la liberté. Refusant d’accepter que la servitude soit naturelle ou inévitable, il en fait une aberration que la raison comme la langue sont incapables de nommer.
En s’attaquant ainsi aux fondements de l’obéissance, La Boétie anticipe les grands penseurs de la liberté, de Rousseau à Thoreau. Son texte continue de nourrir aujourd’hui une réflexion critique sur les mécanismes de domination, et notamment sur la manière dont l’habitude et la passivité peuvent perpétuer des systèmes injustes.

 

 Questions de grammaire 

 

 

Question n° 1

Question sur l'interrogation

Quelles sont les différentes formes d’interrogation utilisées dans cet extrait, et comment se manifestent-elles grammaticalement ?

Correction

Interrogations totales :
→ « Que peut être cela ? » → attend une réponse par oui ou non.
→ Forme directe, avec inversion du sujet (« peut être »).

Interrogations partielles :
→ « Comment dirons-nous que cela s’appelle ? »
→ « Quel malheur est celui-là ? »
→ « Quel vice, ou plutôt quel malheureux vice ? »
→ Introduction par un mot interrogatif : comment, quel (déterminant interrogatif).
→ Elles visent une information précise, donc partielles.

On peut aussi noter l'usage du style oratoire, qui donne à ces interrogations une fonction expressive ou argumentative (elles servent à souligner l’indignation de l’auteur plus qu’à obtenir une réponse).

Question n° 2 

Quel est le mode utilisé dans les interrogations de ce passage, et pourquoi ce mode est-il employé ?

 Éléments de réponse attendus :

Dans les interrogations comme :

« Que peut être cela ? »,
« Comment dirons-nous que cela s’appelle ? »,
« Quel malheur est celui-là ? »,
« Appellerons-nous cela lâcheté ? »

Le mode utilisé est l’indicatif, plus précisément le futur simple (« dirons-nous », « appellerons-nous ») et le présent (« peut être »).

Le futur simple dans l’interrogation donne une valeur rhétorique et hypothétique : il prolonge l’argumentation dans une réflexion abstraite ou générale.

L’usage de l’indicatif (plutôt que du subjonctif) s’explique car l’auteur pose des faits et interroge sur leur nature : on est dans le domaine du réel ou du possible, pas dans le souhait, le doute ou le jugement subjectif.

Ces interrogations sont surtout rhétoriques : elles visent à dénoncer l’absurdité de la situation et provoquent l’indignation, plus qu’elles n’attendent une réponse. C’est un procédé d’argumentation.

Question n° 3 : la négation 

« Voir un nombre infini de personnes non pas obéir, mais servir ; non pas être gouvernés, mais tyrannisés... »

 Analyse grammaticale de la négation :

Il s’agit ici d’une négation partielle introduite par la structure « non pas… mais… ».

 Nature grammaticale de la négation :
C’est une négation syntaxique : elle modifie la structure de la phrase et concerne un élément verbal, ici les infinitifs « obéir » / « servir », « être gouvernés » / « être tyrannisés ». Elle ne nie pas toute l’action, mais rejette une première possibilité au profit d’une autre.

 Effet rhétorique :
Cette structure renforce la gradation et accentue la dégradation de la situation :

Obéir → servir (de plus en plus passif)

Être gouvernés → être tyrannisés (de plus en plus violent)

 Procédé stylistique :

Cette forme relève aussi de l’antithèse : elle oppose deux situations (acceptable vs. inacceptable).

Elle participe à l’accumulation de constats indignés dans la phrase, typique du style oratoire et persuasif du Discours.

 

Commentaire littéraire 

L'écrit du bac de français 

Dans son Discours de la servitude volontaire, écrit vers 1549, Étienne de La Boétie s’interroge sur une énigme politique et morale : pourquoi des peuples entiers acceptent-ils volontairement de se soumettre à un pouvoir tyrannique ? Dans le passage étudié, l’auteur exprime avec une intensité croissante son indignation face à ce paradoxe. Il y mêle interrogation rhétorique, ironie mordante et dénonciation morale pour souligner l’inconcevable abdication de la liberté par la masse. Cet extrait se situe au cœur de l’œuvre, dans un moment de montée oratoire, où le philosophe abandonne le ton démonstratif pour un élan passionné, presque lyrique.

Nous verrons comment La Boétie met en scène l’énigme morale de la soumission à un seul homme, en mêlant révolte, analyse et condamnation. Nous analyserons d’abord l’indignation et le trouble exprimés dans un élan oratoire, puis la mise en évidence du scandale moral et politique de la servitude, avant d’étudier la dénonciation d’un vice innommable et contre-nature.

I. Un cri d’indignation : le trouble face à l’énigme de la soumission

Le passage s’ouvre sur une interjection puissante : « Mais, ô bon Dieu ! », qui donne le ton de l’ensemble : l’émotion de La Boétie déborde ici toute rationalité. L’utilisation du lexique affectif (exclamations, répétitions, rythme heurté) marque l’urgence d’un cri d’étonnement mêlé d’horreur : « que peut être cela ? », « quel malheur est celui-là ? », « quel vice ? ». Ces interrogations rhétoriques relèvent d’une forme d’aporie, soulignant que le phénomène de la servitude volontaire échappe à la compréhension humaine et morale.

La succession rapide de propositions interrogatives et exclamatives crée un rythme haletant, renforcé par l’anaphore de « non pas… mais… », qui structure un raisonnement en oppositions binaires : « non pas obéir, mais servir ; non pas être gouvernés, mais tyrannisés ». Ces antithèses insistantes intensifient la gravité de la soumission, dénoncée non seulement comme politique, mais comme humiliation morale.

L’accumulation — « ni biens ni parents, femmes ni enfants, ni leur vie même… » — insiste sur la dépossession totale à laquelle sont réduits les peuples. Par l’usage de l’asyndète et de la gradation, La Boétie traduit une violente stupeur, une perte de repères face à l’ampleur de l’aliénation.

II. La servitude de tous à un seul : un scandale politique et moral

Au centre du passage, La Boétie s’attarde sur l’absurdité d’un pouvoir concentré dans un seul homme, en utilisant la démesure des chiffres pour accentuer le scandale : « un seul », « si deux, si trois, si quatre », « si cent, si mille », « cent pays, mille villes, un million d’hommes ». Ces hyperboles numériques créent un effet d’ironie tragique : comment tant d’hommes peuvent-ils se soumettre à un seul, d’autant plus que ce dernier n’a ni courage ni mérite ?

La Boétie ridiculise le tyran par une série de formules méprisantes : « un seul hommeau », « le plus lâche et femelin », « non pas accoutumé à la poudre des batailles… ». Le choix du mot « hommeau », diminutif péjoratif, souligne son indignité, et l’opposition avec des figures héroïques comme Hercule ou Samson accentue encore son absence de grandeur virile. La critique est ici aussi morale que politique : la tyrannie est d’autant plus odieuse qu’elle repose sur la faiblesse.

Par cette démystification du pouvoir, La Boétie incite à une prise de conscience collective. Il ne s’agit pas seulement de dénoncer un tyran, mais la complicité silencieuse des masses, suggérée par la gradation entre « ne pas oser » et « ne pas vouloir » : la soumission n’est pas une faiblesse, mais un consentement coupable.

III. Un vice innommable : le scandale au-delà des mots et de la nature

Dans la dernière partie du passage, La Boétie s’interroge sur le nom qu’il faut donner à cette acceptation de la servitude. À nouveau, les interrogations se multiplient, mais cette fois pour buter sur l’indicible : « comment pourrons-nous nommer cela ? », « est-ce lâcheté ? ». Le philosophe en vient à rejeter le vocabulaire existant comme insuffisant : la langue ne suffit plus à désigner l’horreur morale. Il s’agit d’un « monstre de vice », hors de toute mesure, hors du langage, que « la nature désavoue » et que « la langue refuse de nommer ».

Cette figure de l’innommable est essentielle dans la rhétorique de La Boétie : elle met en scène l’effondrement du sens face à un scandale moral total. La soumission volontaire devient une aberration métaphysique, un renversement de l’ordre naturel et humain. Le vocabulaire moral et religieux — « vice », « malheureux vice », « serf », « esclave » — insiste sur la faute collective, l’abandon de la dignité humaine.

Par l’usage de l’accumulation, de l’hyperbole, de l’interrogation rhétorique et de l’antiphrase, La Boétie fait de ce passage un moment culminant de son texte : un blâme sans appel d’un phénomène contre-nature, qui dépasse le politique pour toucher à l’éthique fondamentale de la liberté.

Dans ce passage, La Boétie déploie toute la puissance de son style oratoire pour dénoncer la soumission des peuples à un seul homme. Son indignation se traduit par un usage intensif des procédés rhétoriques, qui expriment à la fois l’incompréhension, la colère et le mépris. En mettant à nu l’absurdité de la servitude volontaire, il invite le lecteur à une révolte morale autant que politique, et fait de la liberté non un droit à conquérir, mais une évidence à ne pas oublier.

 Ouverture : Cette réflexion sur le pouvoir résonne encore aujourd’hui : La Boétie nous rappelle que la liberté ne se perd que si l’on y consent, et que l’oppression, souvent, naît moins de la force du tyran que de l’habitude de l’obéissance.

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