-

Lettre IV, analyses linéaire et littéraire. Lettres d'une Péruvienne Graffigny

Le 21/08/2025 0

Dans Commentaires littéraires et études linéaires, bac 2026

Lettre IV

 

Etude linéaire 

 

Lettre IV de " Hélas, je croyais déja entendre quelques mots des Sauvages Espagnols... pour nouer mes Quipos."

En 1747, Françoise de Graffigny publie Lettres d’une Péruvienne, roman épistolaire qui met en scène Zilia, princesse inca enlevée lors de la conquête espagnole puis recueillie par les Français. La lettre IV raconte sa convalescence et son incompréhension des gestes des Européens.
Ce passage est essentiel car il fait apparaître la difficulté de communication interculturelle, la critique implicite des mœurs françaises, et la condition féminine marquée par la dépendance et la domination.

Problématique : Comment l’écriture épistolaire permet-elle de transformer la plainte d’une captive en une critique aiguë des sociétés européennes et en une affirmation de l’identité de Zilia ?

Plan linéaire : 

  • Mouvement 1 — L’incompréhension de la langue (début → « inflexions de leur voix »)
  • Mouvement 2 — Le portrait comparé des Espagnols et des Français (« Tout me fait juger… » → « suspendent mon jugement »)
  • Mouvement 3 — La scène de la main : le pouvoir sous couvert de soin (« Deux de ces Sauvages… » → « à mon désavantage»)
  • Mouvement 4 — La cérémonie médicale et la persistance de la souffrance (« Cette espèce de cérémonie… » → fin)

 

Mouvement 1 — L’incompréhension de la langue (début → « inflexions de leur voix »)

Exclamation pathétique : « Hélas » place le texte sous le signe de la plainte élégiaque.

Verbes de croyance : « je croyois, je me flattois » → mise en évidence de l’illusion vite déçue, d’une espérance trompée.

Antithèse : les Espagnols, malgré la violence, avaient « quelques mots » en commun avec le quechua ; les Français, eux, deviennent les « nouveaux tyrans » → critique politique et morale.

Champ lexical de la perception auditive (« rapidité, entends, inflexions ») → la langue est d’abord un bruit, non un sens.

Hyperbole : « ils s’expriment avec tant de rapidité » → la parole française est perçue comme incompréhensible, excessive.

 Idée de lecture : L’Europe se révèle étrangère et oppressante d’abord par la langue : Graffigny met en scène une violence symbolique qui fonde la domination.

Mouvement 2 — Le portrait comparé des Espagnols et des Français (« Tout me fait juger… » → « suspendent mon jugement »)

Construction comparative → mise en parallèle des deux peuples, dans une sorte de tableau physiognomonique.

Métaphores élémentaires : Espagnols = « métaux » (froideur, dureté) ; Français = « air et feu » (vivacité, mobilité). → Transfert de la pensée andine dans le regard sur l’Europe.

Accumulations et binarités : « yeux fiers, mine sombre et tranquille » vs « visage riant, douceur de leurs regards » → opposition entre gravité et apparente légèreté.

Antithèse morale : « ils paraissent plus humains, et je remarque des contradictions » → critique de l’hypocrisie sociale : la douceur visible masque la cruauté réelle.

Suspension du jugement (« qui suspendent mon jugement ») → Zilia adopte une posture d’observatrice rationnelle, qui évoque Montaigne : distance sceptique.

 Idée de lecture : Le regard étranger dénonce la duplicité française : la politesse et la vivacité ne garantissent pas l’humanité.

Mouvement 3 — La scène de la main : le pouvoir sous couvert de soin (« Deux de ces Sauvages… » → « à mon désavantage»)

Ironie du terme « Sauvages » → inversion du discours colonial : c’est l’Européen qui apparaît brutal.

Allusion politique : « Cacique » pour désigner le chef → Zilia transpose ses catégories incas, ce qui relativise le pouvoir européen et l’assimile à une chefferie exotique.

Portrait contrasté des deux hommes : l’un impose un « respect » par son air de grandeur ; l’autre se dit « secourable » mais sa « bonté est dure », ses « secours sont cruels ». → oxymores qui dénoncent la violence paternaliste.

Scène dramatique : le geste de la main devient un micro-événement :

« il voulut prendre ma main » (volonté masculine, initiative unilatérale),

« je la retirai » (tentative de résistance),

« il faut que je la lui donne moi-même » (contrainte intériorisée, résignation).

Champ lexical de la faiblesse : « foible, mourante, défaillance » → corps féminin livré à l’autre, impuissant.

 Idée de lecture : Cette petite scène illustre la violence de la domination masculine : sous couvert de soin, l’homme impose une dépendance physique et symbolique.

Mouvement 4 — La cérémonie médicale et la persistance de la souffrance (« Cette espèce de cérémonie… » → fin)

Lexique religieux : « cérémonie », « superstition » → le geste européen (prendre le pouls) est assimilé à un rituel vide, incompris, donc tourné en dérision.

Raisonnement empirique : Zilia cherche un « rapport avec mon mal », mais conclut à l’inefficacité → critique implicite de la médecine occidentale.

Métaphore du feu : « un feu intérieur qui me consume » → polysémie : fièvre, passion amoureuse, souffrance morale → condensation poétique.

Clausule identitaire : « à peine me reste-t-il assez de force pour nouer mes Quipos » → résistance culturelle : l’écriture par nœuds incas subsiste malgré l’épuisement, symbole d’une mémoire et d’une fidélité à son peuple.

 Idée de lecture : Zilia affirme son identité à travers ses quipos : face à une médecine impuissante et une société aliénante, elle sauve sa mémoire et sa culture.

Cette lettre IV illustre la richesse du roman épistolaire de Graffigny :

Elle met en lumière l’incompréhension interculturelle (langue, rituels).

Elle dénonce la duplicité européenne, polie en apparence mais oppressive en réalité.

Elle expose la domination masculine, déguisée en bienveillance.

Elle affirme malgré tout une résistance culturelle grâce à l’écriture (lettre et quipos).

Ouverture possible : Ce regard étranger rejoint celui de Montesquieu dans les Lettres persanes ou de Montaigne dans Des cannibales : en observant les Européens depuis l’extérieur, l’écrivain révèle leurs contradictions et critique leurs valeurs supposées universelles.

Etude linéaire 2 ( même extrait )

Paru en 1747, le roman épistolaire de Françoise de Graffigny confie à Zilia, princesse inca enlevée lors de l’attaque du temple du Soleil, le soin de raconter sa captivité et sa découverte de l’Europe. La forme de la lettre autorise la focalisation interne et donne au lecteur un regard “étranger” qui met à distance les mœurs européennes. Dans la Lettre IV, Zilia compare d’abord les Espagnols à ses “nouveaux tyrans” (les Français), puis décrit deux hommes qui veillent son lit, avant d’évoquer une “cérémonie” incomprise et ses quipos, lien à son identité.

Problématique : Comment, à travers le regard de Zilia, ce texte transforme-t-il l’expérience d’exil en enquête ethnographique et en critique morale de l’Europe, tout en disant la condition féminine et la fragilité du corps ?

Découpage en mouvements et analyse

Mouvement I — La barrière de la langue et l’expérience de l’étrangeté

(« Hélas, je croiois déjà entendre… » → « …les inflexions de leur voix »)

Ouverture plaintive avec l’interjection « Hélas » : tonalité élégiaque qui signale la détresse d’une convalescente et d’une exilée.

Modalisateurs (« je croiois », « je me flattois ») : Zilia passe d’un espoir déçu à un constat d’impuissance ; on perçoit un parcours cognitif.

Antithèse entre les Espagnols (« quelques mots », « des rapports avec notre auguste langage ») et les « nouveaux tyrans » : l’expression péjorative révèle la violence symbolique que Zilia associe d’emblée aux Français.

Mimésis du rythme : « ils s’expriment avec tant de rapidité » ; la phrase ample, coulée, mime la vitesse inarticulée d’une langue illisible. La synesthésie (« inflexions de leur voix ») insiste sur l’opacité sonore.

Effet : La langue devient la première frontière de l’altérité ; l’Europe n’est pas “civilisation”, mais incompréhensible tyrannie.

Procédés clés : interjection ; modalisation ; antithèse ; champ lexical de l’ouïe ; rythme et syntaxe mimétiques.

Mouvement II — Physiognomonie imagée et critique comparée des peuples

(« Tout me fait juger… » → « …qui suspendent mon jugement »)

Énonciation d’observatrice : « Tout me fait juger » introduit une démarche quasi-empirique, façon ethnographie naïve.

Mythographie inca : référence à Pachacamac, dieu créateur, et métaphysique des éléments (« air, feu »). L’Europe est lue à travers le prisme andin : décentrement culturel.

Série d’antithèses : Espagnols « grave & farouche », « métaux », « yeux fiers, mine sombre & tranquille », « cruels de sang froid » vs Français « visage riant », « douceur de leurs regards », « empressement ».
— Les Espagnols sont animalisés et minéralisés (métaphores de la dureté).
— Les Français sont associés à l’air et au feu : vivacité, mobilité — mais l’ambivalence affleure.

Chute ironique : « je remarque des contradictions… qui suspendent mon jugement ». La formule, d’une rare prudence, dénonce l’hypocrisie sous l’urbanité : douceur d’apparence, dureté de conduite.

Effet : Le texte dégonfle le stéréotype de la “civilité française” : politesse de surface, duplicité de fond.

Procédés clés : isotopies métal/air/feu ; antithèses en chaîne ; lexique physiognomonique ; modalisation prudente ; ironie.

Mouvement III — Deux figures masculines : respect affiché, domination réelle

(« Deux de ces Sauvages… » → « …toujours à mon désavantage »)

Nomination polémique : « Sauvages » appliqué aux Européens renverse le regard colonial ; ironie critique.

Dédoublement des rôles :
— Le « Cacique » (terme amérindien transféré) : métaphore politique qui exotise l’autorité française ; « air de grandeur », « respect » : masque social.
— L’autre : « sa bonté est dure, ses secours sont cruels » : oxymores qui disent la violence paternaliste.

Micro-scène de la main :
— « il voulut prendre ma main », « je la retirai » : dramatique du geste ; lutte muette.
— Gradation de l’impuissance : « foible, mourante… » ; parataxe qui écrase la voix de Zilia.
— « il faut que je la lui donne moi-même » : retournement rhétorique — la contrainte intériorisée devient habitude ; critique de la domination par consentement arraché.

Adresse à Aza (« mon cher Aza ») : épiphanie du destinataire, rappel du lien amoureux, mais aussi preuve énonciative (scène montée pour convaincre Aza).

Effet : Derrière la “bienveillance” européenne se lit une prise de pouvoir sur le corps féminin ; la scène condense galanterie, médecine et emprise.

Procédés clés : ironie du mot Sauvages ; oxymores ; scène mimée (gestuelle) ; lexique de la faiblesse ; injonction contrainte (« il faut que »).

Mouvement IV — Une “cérémonie” incomprise : superstition européenne et feu intérieur

(« Cette espèce de cérémonie… » → fin)

Requalification : le geste répété devient « cérémonie », puis « superstition » : dé-sacralisation moqueuse des rituels européens.
→ Lecture double possible :

Médicale : l’homme prend le pouls — pratique courante, mais Zilia n’en comprend pas la finalité.

Galanterie diagnostique : le pouls “trahit” le sentiment ; la “bonté dure” vise à contrôler l’affect.

« rapports avec mon mal » : Zilia tente une hypothèse causale (raisonnement d’observation), mais conclut à l’inefficacité : « je souffre toujours également d’un feu intérieur qui me consume ».
— Métaphore filée du feu : fièvre, désir, angoisse de l’exil — polysémie qui fait vibrer le texte.

Clausule identitaire : « à peine me reste-t-il assez de force pour nouer mes Quipos ». Les quipos (écriture par nœuds) valent contre-écriture de l’épître : geste de mémoire, résistance culturelle et obstination à nommer le monde avec ses propres signes.

Effet : Le mal de Zilia est intraduisible dans les codes européens ; la “cérémonie” n’apaise rien. L’ultime image ré-ancre la narratrice dans sa culture d’origine.

Procédés clés : dénomination axiologique (cérémonie/superstition) ; métaphore du feu ; clausule culturelle (quipos) ; registre élégiaque.

Bilan interprétatif

  • Altérité linguistique et cognitive : la lettre exhibe la cassure entre systèmes de signes (voix, gestes, rituels). La prétention européenne à la rationalité se révèle… superstitieuse vue d’ailleurs.
  • Critique morale de l’Europe : douceur des apparences, cruauté des pratiques ; le discours “civilisé” masque une politique du corps (tenir la main, tenir en main).
  • Condition féminine : faiblesse physiologique, isolement énonciatif, emprise masculine ; mais résistance par l’écriture (lettre) et les quipos (autre écriture).
  • Éthique du regard : Zilia ne “condamne” pas brutalement ; elle observe, modalise, suspend son jugement — c’est la force critique de l’épistolaire des Lumières.

Pour l’oral / points de procédés à citer

  • Interjection initiale et modalisation (« je croiois », « je me flattois », « je remarque ») → naissance d’un regard critique.
  • Antithèses (Espagnols/Français ; dureté/air et feu) et isotopies des éléments → physiognomonie imagée.
  • Oxymores (« bonté dure », « secours cruels ») → violence sous la bienveillance.
  • Scène de la main : geste, contrainte intériorisée (« il faut que… ») → dramatisation de la domination.
  • Métaphore du feu et clausule des quipos → souffrance intérieure + fidélité culturelle.

Cette page de la Lettre IV transforme la convalescence de Zilia en laboratoire de l’altérité : le langage, les visages, les gestes, tout est matière à expérience et à jugement moral. La mise à distance des Européens (appelés “Sauvages”) inverse la perspective coloniale, tandis que la scène de la main cristallise la prise de pouvoir masculine sous couvert de soin. La clausule sur les quipos offre à Zilia une contre-culture matérielle qui sauve sa mémoire et son identité.

Ouverture : On pourra rapprocher cette lettre des portraits croisés et de la suspension du jugement chez Montaigne (Des cannibales), ainsi que des Lettres persanes (regard étranger, hypocrisie sociale). Chez Graffigny, l’originalité réside dans la voix féminine et dans la double altérité (étrangère et femme), qui affinent la critique des mœurs.

 

 

Commentaire littéraire

 

Texte : Françoise de Graffigny, Lettres d’une Péruvienne, Lettre IV (1747)

Publié en 1747, le roman épistolaire de Françoise de Graffigny, Lettres d’une Péruvienne, donne la parole à Zilia, princesse inca enlevée par les Espagnols puis recueillie par des Français. La lettre IV relate sa convalescence et ses premiers contacts avec les Européens. À travers ce regard étranger, Graffigny livre à la fois un récit pathétique, une critique des mœurs européennes, et une affirmation identitaire.

Problématique : Comment cette lettre, entre témoignage personnel et regard critique, permet-elle de dénoncer les contradictions de la société européenne et de mettre en avant la résistance de Zilia ?

Axe I. La découverte douloureuse d’une langue et de coutumes incompréhensibles

1. Une parole étrangère perçue comme violence sonore

Exclamations pathétiques (« Hélas »), verbes de croyance déçus (« je croyois, je me flattois »).

Hyperbole (« ils s’expriment avec tant de rapidité »), champ lexical de l’audition (« entends, inflexions »).
 La langue française est présentée comme un bruit agressif plus que comme un moyen de communication.

2. La critique implicite des nouveaux « tyrans »

Antithèse entre Espagnols (ennemis déclarés mais compréhensibles) et Français (« nouveaux tyrans »).
 La domination européenne est d’abord symbolique et culturelle : l’incompréhension devient un instrument d’oppression.

Axe II. La peinture contrastée des Européens : apparence et duplicité

1. Un portrait comparatif des nations européennes

Métaphores élémentaires : Espagnols = « métaux » (froideur, dureté) ; Français = « air et feu » (vivacité, mobilité).

Accumulations et antithèses : « yeux fiers, mine sombre et tranquille » vs « visage riant, douceur de leurs regards ».
 Zilia transpose ses catégories incas pour analyser l’Europe et crée un tableau physiognomonique.

2. L’hypocrisie dénoncée

Apparente douceur : « ils paraissent plus humains » mais contradictions relevées.

Suspense du jugement : « qui suspendent mon jugement » → référence implicite au scepticisme de Montaigne.
 Derrière la politesse française se cache une cruauté réelle : critique de l’hypocrisie sociale.

Axe III. La domination masculine et la résistance identitaire de Zilia

1. La scène de la main : métaphore de la contrainte

Ironie du mot « Sauvages », allusion au « Cacique » → inversion du discours colonial.

Oxymores : « bonté dure, secours cruels ».

Scène dramatique : initiative masculine (« il voulut prendre ma main »), tentative de refus (« je la retirai »), contrainte intériorisée (« il faut que je la lui donne moi-même »).
 Le geste médical devient une scène d’asservissement, reflet de la domination masculine.

2. Médecine impuissante et résistance culturelle

Lexique religieux : « cérémonie, superstition » → la médecine est réduite à un rituel incompris.

Métaphore : « un feu intérieur qui me consume » → à la fois fièvre, douleur, passion.

Affirmation finale : « il me reste assez de force pour nouer mes Quipos ».
 Par ses quipos, Zilia conserve une mémoire inca et affirme une résistance culturelle malgré la souffrance.

Cette lettre IV illustre le projet de Françoise de Graffigny : donner voix à une étrangère pour révéler les contradictions européennes. À travers l’expérience de Zilia, le texte montre :

une incompréhension interculturelle source de violence,

une critique de l’hypocrisie sociale des Européens,

et une dénonciation de la domination masculine, contrebalancée par l’affirmation d’une identité propre.

Ouverture : Cette critique par le regard étranger rapproche Graffigny de Montesquieu (Lettres persanes) et préfigure les textes philosophiques des Lumières qui contestent l’universalisme européen, comme Diderot dans le Supplément au voyage de Bougainville.

 

 

Bac 2026Lettres d'une Péruvienne, Françoise de Graffigny / Un nouvel univers s'est offert à mes yeux 

 

 

 

Bac 2026Pour aller plus loin 

 

En tant qu’humaniste, Montaigne s’intéresse à l’un des faits marquants de son époque : la découverte du « nouvel univers » et de ses habitants, décrits dans de nombreux récits de voyages. Ces rencontres suscitent de vifs débats sur la nature des Amérindiens, souvent qualifiés de « sauvages », qualification qui sert à justifier les violences des conquérants. Dans le chapitre intitulé Des Cannibales, Montaigne met en lumière certaines qualités de ces peuples tout en comparant la pratique redoutable de l’anthropophagie aux cruautés exercées par les Européens, et notamment à celles perpétrées durant les guerres de religion. En conclusion du chapitre, il raconte sa propre rencontre avec des indigènes et la conversation qu’il entretient avec eux. Ce récit de confrontation des regards prend alors une fonction essentielle : il permet à Montaigne d’illustrer par l’expérience directe la relativité des mœurs, de questionner l’ethnocentrisme européen et d’inviter le lecteur à réfléchir sur la notion de « barbarie ».

Le XVIIIᵉ siècle n’est pas seulement celui des « philosophes » : il est également marqué par de nombreuses découvertes et explorations, comme l’expédition menée par Bougainville (1729-1811). Parti de Nantes en 1766 pour un tour du monde, accompagné d’un naturaliste, d’un dessinateur et d’un botaniste, Bougainville publie en 1771 Voyage autour du monde, qui suscite de nombreux débats, certains reprochant à l’ouvrage l’absence de véritables découvertes.

Un an plus tard, Denis Diderot profite de ce récit pour développer sa propre réflexion philosophique dans le Supplément au voyage de Bougainville (1772), sous-titré Dialogue entre A et B sur l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas. Cet ouvrage, publié seulement à titre posthume en 1796, utilise le dialogue, genre littéraire cher à Diderot, pour remettre en question plusieurs affirmations de Bougainville, notamment sur la nature morale des indigènes.

Dans le chapitre IX du récit de Bougainville, l’auteur décrit l’accueil réservé par les habitants de Tahiti aux Européens, qui passe de la méfiance à une véritable hospitalité, au point de comparer l’île à un « jardin de l’Éden ». Il mentionne également un vieillard silencieux, dont il interprète « l’air rêveur et soucieux » comme une crainte que « ses jours heureux, écoulés pour lui dans le sein du repos, ne fussent troublés par l’arrivée d’une nouvelle race ». Diderot saisit cette remarque pour donner directement la parole au vieillard dans le chapitre II du Supplément, lui permettant d’adresser ses adieux à Bougainville et d’exprimer son jugement sur la civilisation européenne.

Ainsi, le regard de ce représentant du peuple tahitien conquis offre une perspective critique sur l’Europe, soulignant le contraste entre l’innocence et l’harmonie de son monde et la violence et la domination des Européens. Ce dialogue met en lumière la relativité des valeurs et invite le lecteur à interroger les notions de progrès et de civilisation.

 

Aucune note. Soyez le premier à attribuer une note !
Les commentaires sont clôturés