Analyse linéaire
Lettre I
situation initiale, du début à "... cet affreux passage."
Paru en 1747, le roman épistolaire Lettres d’une Péruvienne de Françoise de Graffigny met en scène Zilia, une princesse inca enlevée par les Espagnols au moment de son mariage avec Aza. L’incipit, constitué de la première lettre, est essentiel car il introduit à la fois la situation dramatique, l’identité de la narratrice, son destinataire et le ton du récit. Comme dans tout incipit, le lecteur reçoit des repères narratifs mais aussi des clés d’interprétation.
Problématique : Comment cette première lettre place-t-elle le lecteur d’emblée dans une situation pathétique et dramatique, tout en dessinant les enjeux du roman ?
Plan linéaire :
- Mouvement 1 : L’appel désespéré à Aza du début à « … peut-être tes maux surpassent-ils les miens ! »
- Mouvement 2 : Le rappel de l’enlèvement et la captivité de « Depuis le moment terrible » à «…mes jours sont semblables aux nuits les plus effrayantes.»
- Mouvement 3 : Une méditation sur la barbarie et l’injustice de la condition de « Loin d’être touchés… » à la fin
Mouvement 1 : L’appel désespéré à Aza, du début à « … peut-être tes maux surpassent-ils les miens ! »
- La lettre s’ouvre par une apostrophe poignante : « Aza ! mon cher Aza ! », qui instaure d’emblée une relation intime et passionnée entre la narratrice et son destinataire. Le recours au présent de vérité générale (« les cris de ta tendre Zilia… se dissipent ») traduit l’impuissance de la communication.
- La métaphore poétique de la « vapeur du matin » souligne la fragilité de sa voix, vouée à disparaître.
- La répétition de « en vain » insiste sur l’impossibilité de l’échange.
- L’exclamation pathétique « hélas ! » dramatise la plainte.
- Cette ouverture remplit le rôle d’un incipit épistolaire : le lecteur découvre une héroïne amoureuse, malheureuse, séparée de son fiancé. La lettre fonctionne comme une confession lyrique, empreinte de pathos, qui engage le lecteur dans la compassion.
Mouvement 2 : Le rappel de l’enlèvement et la captivité de « Depuis le moment terrible… » à « …mes jours sont semblables aux nuits les plus effrayantes. »
- Zilia revient ensuite sur l’événement fondateur : son enlèvement. La périphrase solennelle (« le moment terrible… moment d’horreur ») dramatise la scène. L’hyperbole (« arraché de la chaîne du tems ») suggère un instant qui devrait être effacé de l’histoire tant il est insupportable.
- L’accumulation de pertes (« enlevée au culte du Soleil, à moi-même, à ton amour ») montre que l’héroïne a tout perdu : religion, identité, amour.
- Le lexique de l’enfermement (« étroite captivité, privée, ignorant, abîme d’obscurité ») souligne l’isolement extrême.
- La comparaison finale (« mes jours sont semblables aux nuits les plus effrayantes ») associe temps et souffrance dans une vision désespérée.
- Ce mouvement installe un contexte dramatique : l’héroïne est déracinée, coupée de sa culture et de son langage. Le pathétique se double d’une critique implicite de la barbarie des conquérants espagnols.
Mouvement 3 : Une méditation sur la barbarie et l’injustice de la condition de « Loin d’être touchés… » à la fin
- La narratrice généralise son expérience en interrogeant : « Quel est le peuple assez féroce… ? ». Les questions rhétoriques et les hyperboles universalisent la plainte et soulignent l’inhumanité des ravisseurs.
- L’antithèse nature/barbarie traverse le passage : « la voix de la nature gémissante » contre « humains insensibles ».
- L’exclamation (« Les Barbares ! ») stigmatise l’ennemi espagnol, présenté comme « fiers de la puissance d’exterminer ».
- Enfin, Zilia exprime l’écart entre son bonheur passé et son malheur présent :
- L’opposition « du suprême bonheur… dans l’horreur du désespoir » condense la brutalité de la chute.
- La remarque sur l’immuabilité du temps (« aucun dérangement ne s’aperçoit dans la nature ») souligne l’indifférence cosmique face aux malheurs humains.
- La fin de la lettre dramatise ainsi la rupture brutale entre le passé harmonieux et le présent tragique.
Cette première lettre joue un rôle d’incipit pathétique et dramatique : elle présente l’héroïne, son destinataire Aza, la situation initiale (l’enlèvement, la captivité), et donne le ton de l’œuvre, empreint de lyrisme et de plainte. L’écriture conjugue registre pathétique (exclamations, hyperboles), registre élégiaque (mélancolie, plainte amoureuse) et critique implicite (barbarie espagnole).
Ouverture : Par ce procédé, Graffigny s’inscrit dans la tradition des Lumières qui, à travers le regard de l’étranger, dénoncent l’intolérance et la violence coloniale. On pense notamment à Montesquieu (Lettres persanes) ou à Diderot (Supplément au voyage de Bougainville).
Commentaire littéraire – Lettre I
Paru en 1747, le roman épistolaire Lettres d’une Péruvienne de Françoise de Graffigny raconte, sous forme de lettres, l’histoire de Zilia, princesse inca enlevée par les Espagnols au moment de son mariage avec Aza. Dans ce premier texte, qui tient lieu d’incipit, Zilia s’adresse à son fiancé absent. Elle exprime son désespoir face à l’enlèvement, à la captivité, à la séparation amoureuse et à l’incertitude du destin. Comme tout incipit, cette lettre pose les bases du récit, en introduisant les personnages, la situation initiale et le ton dominant.
Problématique : Comment ce premier texte plonge-t-il le lecteur dans une ouverture à la fois dramatique, pathétique et critique, qui annonce les enjeux du roman ?
Axe I : Un incipit pathétique qui met en scène la plainte amoureuse
1. L’appel désespéré à Aza
Apostrophe lyrique : « Aza ! mon cher Aza ! » → intensité affective.
Métaphore fragile : « tels qu’une vapeur du matin » → voix vouée à se dissiper.
Répétition et anaphores (« en vain… en vain… ») → impuissance de la communication.
2. L’expression d’un amour exclusif et absolu
Douleur centrée sur l’être aimé : « mes craintes, mon désespoir, ne sont que pour toi ».
Dévouement sacrificiel : « que tes jours soient sauvés, & que je succombe ».
Le ton élégiaque, proche de la poésie amoureuse antique, suscite la compassion du lecteur.
Axe II : Le récit d’un drame fondateur : l’enlèvement et la captivité
1. La remémoration d’un instant traumatique
Lexique de l’horreur : « moment terrible… moment d’horreur ».
Hyperbole : « arraché de la chaîne du tems » → instant insupportable.
Accumulation de pertes : « enlevée au culte du Soleil, à moi-même, à ton amour ».
2. L’expérience de l’isolement et de l’incompréhension
Lexique de l’enfermement : « étroite captivité, privée, ignorant, abîme d’obscurité ».
Absence de communication : barrière de la langue (« ignorant la Langue… »).
Métaphore finale : « mes jours sont semblables aux nuits les plus effrayantes » → assimilation du temps à une souffrance.
Axe III : Une méditation sur la barbarie et l’injustice
1. La dénonciation des conquérants
Questions rhétoriques : « Quel est le peuple assez féroce… ? » → généralisation de la plainte.
Opposition « voix de la nature gémissante » vs « humains insensibles ».
Exclamation accusatrice : « Les Barbares ! » → condamnation des Espagnols.
2. La réflexion sur le destin et le renversement du bonheur
Contraste nature immuable / destin humain : « aucun dérangement ne s’aperçoit dans la nature ».
Antithèse : « du suprême bonheur… dans l’horreur du désespoir ».
L’héroïne met en évidence la brutalité du passage de l’harmonie au chaos, soulignant la fragilité de la condition humaine.
Cette première lettre joue pleinement son rôle d’incipit : elle présente Zilia comme une héroïne à la fois amoureuse et captive, introduit le destinataire Aza et place le lecteur dans une situation pathétique. Le registre lyrique (plaintes, exclamations, métaphores), le registre pathétique (souffrance, désespoir) et la critique implicite des conquérants espagnols se mêlent pour plonger d’emblée le lecteur dans un univers dramatique.
Ouverture : Ce début s’inscrit dans la tradition du roman épistolaire sensible, où l’émotion sert aussi une critique des injustices : Graffigny rejoint ici Montesquieu dans les Lettres persanes ou encore Diderot dans le Supplément au voyage de Bougainville, qui utilisent le regard étranger pour interroger la barbarie européenne.
Lettres d'une Péruvienne, Françoise de Graffigny / Un nouvel univers s'est offert à mes yeux
Pour aller plus loin
En tant qu’humaniste, Montaigne s’intéresse à l’un des faits marquants de son époque : la découverte du « nouvel univers » et de ses habitants, décrits dans de nombreux récits de voyages. Ces rencontres suscitent de vifs débats sur la nature des Amérindiens, souvent qualifiés de « sauvages », qualification qui sert à justifier les violences des conquérants. Dans le chapitre intitulé Des Cannibales, Montaigne met en lumière certaines qualités de ces peuples tout en comparant la pratique redoutable de l’anthropophagie aux cruautés exercées par les Européens, et notamment à celles perpétrées durant les guerres de religion. En conclusion du chapitre, il raconte sa propre rencontre avec des indigènes et la conversation qu’il entretient avec eux. Ce récit de confrontation des regards prend alors une fonction essentielle : il permet à Montaigne d’illustrer par l’expérience directe la relativité des mœurs, de questionner l’ethnocentrisme européen et d’inviter le lecteur à réfléchir sur la notion de « barbarie ».
Le XVIIIᵉ siècle n’est pas seulement celui des « philosophes » : il est également marqué par de nombreuses découvertes et explorations, comme l’expédition menée par Bougainville (1729-1811). Parti de Nantes en 1766 pour un tour du monde, accompagné d’un naturaliste, d’un dessinateur et d’un botaniste, Bougainville publie en 1771 Voyage autour du monde, qui suscite de nombreux débats, certains reprochant à l’ouvrage l’absence de véritables découvertes.
Un an plus tard, Denis Diderot profite de ce récit pour développer sa propre réflexion philosophique dans le Supplément au voyage de Bougainville (1772), sous-titré Dialogue entre A et B sur l’inconvénient d’attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n’en comportent pas. Cet ouvrage, publié seulement à titre posthume en 1796, utilise le dialogue, genre littéraire cher à Diderot, pour remettre en question plusieurs affirmations de Bougainville, notamment sur la nature morale des indigènes.
Dans le chapitre IX du récit de Bougainville, l’auteur décrit l’accueil réservé par les habitants de Tahiti aux Européens, qui passe de la méfiance à une véritable hospitalité, au point de comparer l’île à un « jardin de l’Éden ». Il mentionne également un vieillard silencieux, dont il interprète « l’air rêveur et soucieux » comme une crainte que « ses jours heureux, écoulés pour lui dans le sein du repos, ne fussent troublés par l’arrivée d’une nouvelle race ». Diderot saisit cette remarque pour donner directement la parole au vieillard dans le chapitre II du Supplément, lui permettant d’adresser ses adieux à Bougainville et d’exprimer son jugement sur la civilisation européenne.
Ainsi, le regard de ce représentant du peuple tahitien conquis offre une perspective critique sur l’Europe, soulignant le contraste entre l’innocence et l’harmonie de son monde et la violence et la domination des Européens. Ce dialogue met en lumière la relativité des valeurs et invite le lecteur à interroger les notions de progrès et de civilisation.