Laurent Gaudé, Le Soleil des Scorta, 2004
Lecture du texte
Don Giorgio nous a menés jusqu'au port et nous avons embarqué sur un de ces paquebots construits pour emmener les crève-la-faim d'un point à un autre du globe, dans de grands soupirs de fioul. Nous avons pris place sur le pont au milieu de nos semblables. Miséreux d'Europe au regard affamé. Familles entières ou gamins esseulés. Comme tous les autres, nous nous sommes tenus par la main pour ne pas nous perdre dans la foule. Comme tous les autres, la première nuit, nous n'avons pu trouver le sommeil, craignant que des mains vicieuses ne nous dérobent la couverture que nous nous partagions. Comme tous les autres, nous avons pleuré lorsque l'immense bateau a quitté la baie de Naples. « La vie commence », a murmuré Domenico. L'Italie disparaissait à vue d'œil. Comme tous les autres, nous nous sommes tournés vers l'Amérique, attendant le jour où les côtes seraient en vue, espérant, dans des rêves étranges, que tout là-bas soit différent, les couleurs, les odeurs, les lois, les hommes. Tout. Plus grand. Plus doux. Durant la traversée, nous restions agrippés des heures au parapet, rêvant à ce que pouvait bien être ce continent où les crasseux comme nous étaient les bienvenus. Les jours étaient longs, mais cela importait peu, car les rêves que nous faisions avaient besoin d'heures entières pour se développer dans nos esprits. Les jours étaient longs mais nous les avons laissés couler avec bonheur puisque le monde commençait.
Un jour enfin, nous sommes entrés dans la baie de New York. Le paquebot se dirigeait lentement vers la petite île d'Ellis Island. La joie de ce jour, don Salvatore, je ne l'oublierai jamais. Nous dansions et criions. Une agitation frénétique avait pris possession du pont. Tout le monde voulait voir la terre nouvelle. Nous acclamions chaque chalutier de pêcheur que nous dépassions. Tous montraient du doigt les immeubles de Manhattan. Nous dévorions des yeux chaque détail de la côte.
Lorsque enfin le bateau fut à quai, nous descendîmes dans un brouhaha de joie et d'impatience. La foule emplit le grand hall de la petite île. Le monde entier était là. Nous entendions parler des langues que nous prîmes d'abord pour du milanais ou du romain, mais nous dûmes ensuite convenir que ce qui se passait ici était bien plus vaste. Le monde entier nous entourait. Nous aurions pu nous sentir perdus. Nous étions étrangers. Nous ne comprenions rien. Mais un sentiment étrange nous envahit, don Salvatore. Nous avions la conviction que nous étions ici à notre place.
Dans cet extrait du Soleil de Scorta de Laurent Gaudé, une vieille femme évoque le souvenir de son départ d’Italie avec sa famille vers l’Amérique, au début du XXᵉ siècle, période marquée par l’émigration massive des populations européennes les plus pauvres vers les États-Unis. Le récit adopte un point de vue rétrospectif, celui d’une enfant devenue adulte, qui permet de mêler l’intimité de la mémoire personnelle à l’expérience collective de l’exil. À travers les étapes du départ, de la traversée et de l’arrivée à Ellis Island, l’auteur donne à ressentir à la fois la dureté des conditions de vie des migrants et la force des espoirs qui les portent.
On peut se demander comment Laurent Gaudé met en scène les espoirs et les rêves de ceux qui émigrent vers l’Amérique, conçue comme un « nouvel univers », au début du XXᵉ siècle.
Le texte se structure en trois mouvements :
- Mouvement 1 du début... la baie de Naples", le départ depuis l’Italie
- Mouvement 2 " la vie commence ... le monde commençait ", la traversée et l’attente
- Mouvement 3 " Un jour enfin... à la fin, l'arrivée à Ellis Island
Mouvement 1
- Le texte s’ouvre sur une focalisation collective qui inscrit l’expérience migratoire dans une réalité sociale dure. L’expression « Don Giorgio nous a menés jusqu’au port » suggère que les migrants ne maîtrisent pas leur destin : ils sont conduits comme des êtres dépendants.
- Le paquebot est ensuite décrit comme un objet industriel impersonnel, « construit pour emmener les crève-la-faim d’un point à un autre du globe ». Cette formulation réduit les migrants à leur pauvreté et insiste sur la violence symbolique d’un système qui déplace les miséreux sans considération humaine.
- La métaphore auditive « dans de grands soupirs de fioul » associe la machine à une respiration lourde, presque douloureuse, donnant au voyage une dimension pénible dès le départ.
- La narratrice insiste ensuite sur l’uniformité de la foule : « nous avons pris place sur le pont au milieu de nos semblables ». Le terme « semblables » efface toute individualité et souligne la condition commune de ces migrants.
- La phrase suivante, très brève, « Miséreux d’Europe au regard affamé », fonctionne comme une sorte de portrait collectif où la misère matérielle se lit directement sur les corps et les regards.
- L’énumération « Familles entières ou gamins esseulés » montre que l’émigration touche toutes les générations et toutes les situations, renforçant l’idée d’un exode massif. L’anaphore de « Comme tous les autres » structure ensuite le passage et insiste sur l’expérience partagée. Les gestes de survie, comme se tenir la main pour ne pas se perdre, révèlent une peur permanente de la disparition. La première nuit sans sommeil, marquée par la crainte du vol, souligne l’extrême précarité dans laquelle vivent ces migrants, jusque dans leur repos.
- Le départ proprement dit est vécu comme un moment de douleur collective. Le verbe « pleuré » traduit une émotion brute et partagée, tandis que « l’immense bateau » accentue la petitesse des hommes face à la machine et à l’événement historique qu’ils traversent. La baie de Naples, dernier lien avec la terre natale, devient le symbole de ce qui est irrémédiablement quitté.
Transition
Ce premier mouvement montre donc un départ marqué par la misère, la peur et l’arrachement, mais aussi par une forte solidarité humaine.
Mouvement 2
- La phrase « La vie commence », prononcée par Domenico, introduit une rupture décisive dans le texte. Cette parole simple donne au départ une valeur symbolique : quitter l’Italie, ce n’est pas seulement fuir la misère, c’est espérer une renaissance. La disparition progressive du pays natal, « l’Italie disparaissait à vue d’œil », renforce cette idée de basculement irréversible vers un autre monde.
- Le regard des migrants se tourne vers l’Amérique, présentée comme un horizon d’attente. Le verbe « espérant » montre que l’essentiel du voyage se joue désormais dans l’imaginaire. Les « rêves étranges » évoquent une vision presque irréelle de l’Amérique, construite sur le fantasme plutôt que sur la connaissance. L’accumulation « les couleurs, les odeurs, les lois, les hommes » suggère que ce nouvel univers est censé transformer tous les aspects de l’existence, du plus concret au plus abstrait.
- Les phrases nominales « Tout. Plus grand. Plus doux. » traduisent la naïveté et l’intensité de l’espérance. L’Amérique apparaît comme un espace d’amplification et d’adoucissement de la vie, en opposition totale avec la dureté du monde quitté.
- L’expression « ce continent où les crasseux comme nous étaient les bienvenus » montre combien l’Amérique est idéalisée comme un lieu d’accueil inconditionnel. L’autodépréciation contenue dans « crasseux » souligne la violence du regard social intériorisé, mais elle est aussitôt compensée par l’espoir d’une reconnaissance nouvelle. Le temps, pourtant long, est accepté avec bonheur, car il est rempli de rêves. La dernière phrase, « le monde commençait », donne à la traversée une valeur fondatrice : l’Amérique n’est pas seulement un pays, elle est la promesse d’un monde nouveau.
Transition
Durant la traversée, l’Amérique n’existe encore que comme un rêve idéalisé, construit par l’imaginaire et l’attente. L’arrivée dans la baie de New York transforme cependant ce rêve en réalité et fait basculer les migrants dans l’expérience concrète de ce « nouvel univers ».
Mouvement 3
- Le troisième mouvement s’ouvre sur l’expression « Un jour enfin », qui marque l’aboutissement d’une attente prolongée. L’entrée dans la baie de New York est décrite avec solennité, comme un moment historique et presque sacré. La mention précise d’Ellis Island ancre le récit dans la réalité historique de l’immigration américaine.
- La narratrice insiste sur la joie exceptionnelle de cet instant, qu’elle affirme ne jamais avoir oublié. Les verbes « dansions » et « criions » traduisent une explosion de joie collective, où les corps expriment ce que les mots ne suffisent plus à dire.
- L’« agitation frénétique » qui s’empare du pont montre une foule emportée par l’émotion et l’impatience. Tous veulent voir la « terre nouvelle », expression qui résume l’ensemble des espoirs projetés sur l’Amérique. À ce stade, l’Amérique est encore à peine visible, mais elle est déjà pleinement investie comme espace de promesses et de renouveau.
À travers ce récit porté par une voix simple et profondément humaine, Laurent Gaudé montre que l’émigration vers l’Amérique est animée par des rêves immenses, nés au cœur même de la misère. Le départ douloureux, la traversée rêvée et l’arrivée exaltée traduisent une expérience collective où l’Amérique devient un « nouvel univers », pensé comme un lieu de renaissance et de dignité retrouvée. En donnant la parole aux oubliés de l’Histoire, l’auteur rappelle que ces rêves, même idéalisés, ont constitué une force essentielle pour affronter l’exil et l’inconnu.
Ce texte peut être rapproché de Lettres d’une Péruvienne de Françoise de Graffigny : comme les migrants de Laurent Gaudé, Zilia découvre un nouvel univers qui bouleverse ses repères. Toutefois, là où l’Amérique apparaît comme une promesse collective de renouveau, la découverte de l’Europe par Zilia s’accompagne d’un regard plus critique sur la société et ses valeurs.
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