Le Dormeur du val, Rimbaud
Les Cahiers de Douai
Lecture du poème :
C'est un trou de verdure où chante une rivière
Accrochant follement aux herbes des haillons
D'argent ; où le soleil, de la montagne fière,
Luit : c'est un petit val qui mousse de rayons.
Un soldat jeune, lèvre bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.
Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme
Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.
Arthur Rimbaud
Les Cahiers de Douai
Octobre 1870
Etude linéaire
Arthur Rimbaud compose « Le Dormeur du val » en 1870, à seize ans, dans le contexte immédiat de la guerre franco-prussienne. Ce poème tiré des Cahiers de Douai, un sonnet en alexandrins, adopte une forme classique, héritée de la tradition poétique, mais il en détourne l’usage pour proposer une condamnation implicite et profondément subversive de la guerre. La lecture progresse selon un mouvement trompeur : le poème donne d’abord à voir un paysage naturel idyllique, puis un soldat apparemment endormi, avant de révéler, dans une chute brutale, qu’il s’agit d’un mort.
L’intérêt du texte réside dans cette progression linéaire parfaitement maîtrisée, qui joue sur l’euphémisation, le retardement et le décalage entre beauté du monde et violence du réel.
Problématique : comment Rimbaud construit-il progressivement, à travers une description continue et apparemment paisible, une dénonciation tragique du mal guerrier ?
Mouvement I (v. 1 à 4) : Une nature close, lumineuse et apparemment hors du mal
Le poème s’ouvre sur la description d’un lieu naturel protégé et retiré du monde. L’expression « trou de verdure » suggère un espace clos, presque secret, comme une enclave préservée de toute violence humaine. Dès l’abord, la nature est présentée comme vivante et harmonieuse : la rivière « chante », ce qui relève d’une personnification et inscrit le paysage dans un registre apaisant et musical. Le lecteur est invité à contempler un monde dominé par la douceur et la fluidité.
La description se développe ensuite autour du jeu de l’eau et de la lumière. Les reflets sont comparés à des « haillons d’argent » accrochés aux herbes : le terme « haillons », emprunté au champ lexical de la misère humaine, introduit déjà de façon très discrète la souffrance dans le paysage, tout en restant transfiguré par la poésie. L’adverbe « follement » suggère une liberté joyeuse, à l’opposé de la discipline militaire. La lumière solaire occupe une place centrale : le soleil, associé à une « montagne fière », est à son tour personnifié, ce qui confère à la nature une grandeur presque majestueuse. L’image finale du « petit val qui mousse de rayons » mêle eau et lumière dans une impression d’abondance vitale. Ce premier mouvement construit donc un décor idyllique, saturé de vie, qui semble exclure toute idée de mort.
Mouvement II (v. 5 à 8) : L’intégration du soldat au paysage, l’illusion du sommeil
L’apparition du soldat se fait sans rupture brutale, comme s’il appartenait naturellement au décor. Il est d’abord caractérisé par sa jeunesse, ce qui introduit une dimension pathétique implicite : la guerre touche ici un être encore vulnérable. La description de son visage et de son corps insiste sur l’abandon et la passivité : bouche ouverte, tête nue, corps étendu. Rien ne rappelle explicitement la guerre, ni armes ni combat ; le soldat est dépouillé de toute identité héroïque.
Le corps est ensuite décrit comme intimement mêlé à la nature. La nuque qui « baigne » dans le cresson évoque une sensation de fraîcheur et de bien-être. Les couleurs dominantes, le vert et le bleu, renforcent l’impression de calme. Le verbe « dort », mis en valeur par la ponctuation, oriente clairement l’interprétation du lecteur vers l’idée du sommeil. Étendu « sous la nue », le soldat semble placé sous la protection du ciel. L’image du « lit vert » transforme la prairie en un berceau naturel, tandis que la lumière qui « pleut » parachève cette impression d’enveloppement maternel. Ce deuxième mouvement entretient donc volontairement l’illusion d’un repos paisible.
Mouvement III (v. 9 à 11) : Les fissures de l’idylle, un sommeil de plus en plus inquiétant
À partir du premier tercet, des éléments troublants viennent fragiliser l’image du simple dormeur. Les pieds du soldat reposent dans des glaïeuls, fleurs traditionnellement associées aux cérémonies funéraires : la mort fait ainsi une première apparition indirecte. Le sommeil est répété avec insistance, comme si le poète cherchait à repousser la révélation finale.
Le sourire du soldat est comparé à celui d’un « enfant malade ». Cette image mêle innocence et souffrance, et introduit un malaise profond : ce sourire n’est pas celui de la santé, mais d’une faiblesse inquiétante. Le registre devient ambigu, oscillant entre tendresse et inquiétude. L’apostrophe à la Nature accentue encore la personnification maternelle du paysage : la nature est priée de bercer et de réchauffer le soldat. Pourtant, la mention du froid constitue une rupture décisive. Dans un environnement baigné de soleil, ce froid ne peut être naturel : il annonce silencieusement la mort et fait apparaître le mal sans le nommer.
Mouvement IV (v. 12 à 14) : La révélation euphémisée de la mort et la dénonciation du mal guerrier
Le dernier tercet confirme et achève le processus de dévoilement. Le corps du soldat ne réagit plus aux sensations : les parfums ne provoquent aucun frisson, signe évident de la mort. La posture décrite est calme, figée, presque solennelle : la main sur la poitrine évoque à la fois le repos éternel et l’arrêt du cœur. L’adjectif « tranquille », isolé, participe à une forte euphémisation de la mort, qui semble douce et paisible.
La chute finale rompt brutalement cette apparente sérénité. Les « deux trous rouges » sont évoqués sans lyrisme, dans une formulation simple et presque clinique. La couleur rouge, seule note violente du poème, tranche avec le vert et la lumière qui dominaient jusqu’alors. La guerre, absente du texte jusque-là, surgit soudain dans toute sa brutalité. La mort n’est ni héroïsée ni sublimée : elle est réduite à deux blessures anonymes sur le corps d’un jeune homme, révélant ainsi le caractère absurde et profondément mauvais de la violence guerrière.
Par une progression trompeuse, Rimbaud transforme une scène de nature paisible en la révélation tragique de la mort d’un jeune soldat. En euphémisant la violence et en retardant la chute, le poète dénonce la guerre comme un mal absurde et silencieux, qui détruit la jeunesse sans héroïsme et laisse le monde intact et indifférent.
Ouverture : Cette dénonciation indirecte trouve un écho plus violent et explicite dans Le Mal, où Rimbaud attaque frontalement la guerre et ceux qui la rendent possible.
Rimbaud, Arthur
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