Ma Bohème, Arthur Rimbaud
Emancipations créatrices
Ma Bohème de Rimbaud
Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
Oh ! là ! là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !
Mon unique culotte avait un large trou.
– Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
– Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou
Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon coeur !
Arthur Rimbaud, Cahier de Douai (1870)
Etude linéaire
Ma Bohème est un poème écrit par Arthur Rimbaud en 1870, alors qu’il n’a que 16-17 ans. Il figure dans les Cahiers de Douai, un ensemble de poèmes qui annoncent déjà la modernité de sa voix poétique. Rimbaud, adolescent voyageur et rebelle, fait de la poésie l’expression d’une quête personnelle et existentielle. Ma Bohème est l’un des poèmes emblématiques de sa période de jeunesse vagabonde, un sonnet dans lequel Rimbaud évoque son expérience de jeune poète errant. Le poème met en scène une errance volontaire, marquée par la pauvreté matérielle, mais transfigurée par l’imaginaire et par l’acte poétique. À travers ce texte, Rimbaud propose une conception radicale de la poésie : elle ne se sépare pas de la vie, mais naît directement de l’expérience vécue.
On peut donc se demander comment Rimbaud transforme une vie de misère et de vagabondage en expérience poétique fondatrice.
Le poème progresse de manière continue, depuis la marche du poète jusqu’à la naissance du chant, selon trois moments :
- L’entrée en bohème comme choix de vie et d’inspiration (v.1-4),
- L’errance poétique et cosmique du poète-voyageur (v.5-8),
- La transfiguration finale du corps et de la pauvreté en musique poétique (v.9-14).
Vers 1 à 4 : Entrer en bohème – la pauvreté revendiquée comme condition poétique
Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Le poème s’ouvre sur un verbe de mouvement à l’imparfait : « Je m’en allais ». Ce temps verbal suggère une durée, une errance sans but précis. Il ne s’agit pas d’un déplacement ponctuel, mais d’un état. Le pronom personnel « je » affirme d’emblée la dimension autobiographique et lyrique du poème.
L’expression « les poings dans mes poches crevées » associe le corps à la pauvreté. Les poches crevées signalent le dénuement matériel, mais aussi une forme de désinvolture : les mains restent dans les poches malgré leur inutilité. La misère n’est pas subie, elle est presque assumée, voire exhibée.
Mon paletot aussi devenait idéal ;
L’adverbe « aussi » établit une continuité : tout ce qui entoure le poète est touché par une métamorphose. Le paletot, vêtement banal et usé, est élevé au rang d’idéal. Ce terme, fortement connoté sur le plan esthétique et philosophique, crée un contraste avec la réalité matérielle décrite.
Rimbaud opère ici un renversement des valeurs : ce qui est pauvre devient noble, ce qui est misérable devient poétique.
J’allais sous le ciel, Muse ! et j’étais ton féal ;
La marche prend maintenant une dimension symbolique. Aller « sous le ciel », c’est se placer directement sous l’espace de l’inspiration et de l’infini. L’apostrophe « Muse ! » inscrit le poème dans la tradition lyrique, mais de manière libre et presque familière.
Le mot « féal », issu du vocabulaire féodal, désigne un vassal fidèle : Rimbaud se présente comme un serviteur loyal de la poésie. Cette fidélité n’est pas institutionnelle, mais existentielle : il sert la Muse par sa vie même.
Oh ! là ! là ! que d’amours splendides j’ai rêvées !
L’exclamation finale introduit une tonalité joyeuse, presque enfantine. Les amours sont qualifiées de splendides, mais surtout, elles sont rêvées. La bohème n’est pas un lieu de réalisations concrètes, mais de projections imaginaires.
La poésie se nourrit ici du rêve plus que de l’expérience réelle : la pauvreté ouvre un espace d’imagination illimitée.
Dans ces quatre premiers vers, Rimbaud affirme la bohème comme choix poétique : la misère et l’errance deviennent les conditions mêmes de l’inspiration.
Vers 5 à 8 : Le poète-voyageur – errance, imagination et cosmisation du monde
Mon unique culotte avait un large trou.
L’adjectif « unique » accentue l’extrême pauvreté. Le vers est volontairement prosaïque, presque trivial. Pourtant, cette précision concrète n’entraîne aucune plainte : elle participe à une esthétique du dénuement, assumée et presque souriante.
– Petit-Poucet rêveur, j’égrenais dans ma course
La comparaison avec le Petit Poucet introduit une dimension mythique et enfantine. Comme le personnage du conte, le poète est en marche, apparemment perdu, mais porteur d’ingéniosité.
Cependant, Rimbaud détourne le conte : le Petit Poucet sème des cailloux, tandis que le poète « égrène » des rimes. Le verbe égrener suggère un geste patient, presque musical, et transforme la marche en acte poétique.
Des rimes. Mon auberge était à la Grande-Ourse.
Le rejet met en valeur le mot « rimes », qui devient le véritable fil conducteur du voyage. L’image de l’auberge est immédiatement transfigurée : elle n’est plus terrestre, mais céleste.
La Grande-Ourse, constellation bien connue, remplace l’abri matériel. Le poète n’appartient plus au monde social, mais au cosmos. Cette image exprime une cosmisation de la bohème : l’univers devient lieu d’accueil.
– Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou
Les étoiles sont ici personnifiées par le « frou-frou », onomatopée qui évoque un froissement léger, presque textile ou féminin. Le ciel n’est plus silencieux : il devient sonore, sensible.
Cette musicalisation du monde montre que le poète perçoit la réalité autrement : il capte une harmonie invisible aux autres.
Dans ce second mouvement, l’errance se transforme en voyage poétique et cosmique : le monde entier devient matière à poésie, et la marche se confond avec l’écriture.
Vers 9 à 14 : De la sensation à la musique – le corps comme instrument poétique
Et je les écoutais, assis au bord des routes,
La conjonction « Et » marque la continuité du processus : après la marche et le rêve, vient l’écoute. Le verbe « écoutais », à l’imparfait, suggère une attention prolongée.
La posture « assis au bord des routes » est significative : le poète reste marginal, mais cette marginalité devient un point d’observation privilégié. Il se retire du mouvement du monde pour mieux le percevoir.
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
La temporalité (« soirs de septembre ») installe une atmosphère douce et mélancolique. Septembre est un mois de transition, à l’image de l’état du poète.
La sensation physique est précise : la rosée touche le front, lieu symbolique de la pensée et de l’inspiration. La comparaison « comme un vin de vigueur » est essentielle : la nature remplace le vin, traditionnellement associé à l’ivresse poétique. La poésie naît ici d’un contact direct avec le monde, non d’un artifice.
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
La relative « Où » relie directement la création poétique à cette expérience sensorielle. Le participe présent « rimant » montre que la poésie naît spontanément, dans le mouvement même de la vie.
Les « ombres fantastiques » brouillent la frontière entre réel et imaginaire : la perception devient vision.
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !
Le geste trivial (tirer les élastiques) est transfiguré par la comparaison « comme des lyres ». Les souliers usés deviennent instruments de musique.
La personnification « souliers blessés » rappelle la souffrance physique, mais cette douleur est intégrée au processus créateur.
Enfin, l’image finale (« un pied près de mon cœur ») associe étroitement la marche, le corps et la sensibilité : la poésie naît du corps éprouvé, au plus près du cœur.
Le poème s’achève sur une fusion totale entre vie, corps et poésie : la bohème devient chant.
Dans Ma Bohème, Rimbaud transforme l’errance et la pauvreté en expérience poétique fondatrice. Le poème montre comment la marche, la sensation et le corps deviennent les sources mêmes de la création. En faisant de la vie bohème une condition de l’inspiration, Rimbaud affirme une poésie radicalement moderne, indissociable de l’expérience vécue, annonçant déjà la figure du poète-voyant.
Ma Bohème peut être mise en regard avec la Lettre du voyant (1871), dans laquelle Rimbaud affirme que le poète doit parvenir à l’inconnu par un « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ».
Rimbaud, Arthur
Rimbaud, Les Cahiers de Douai, parcours " Emancipations créatrices "
- Roman, commentaire littéraire / Quiz bac la poésie
- Le Dormeur du val, commentaire linéaire
- Le Dormeur du val : L'initiation au commentaire linéaire
- Le Dormeur du val en lien avec le parcours bac / Quiz la poésie
- La grammaire : les formes verbales du premier tercet dans la poésie
- L'initiation au commentaire littéraire : Le Dormeur du val
- Le commentaire littéraire intégralement rédigé et questionnaires bac / Quiz la poésie
- Exercice guidé et corrigé : commentaire, Le Dormeur du val
- Sensation / Exercice de repérage pour réussir le commentaire de Sensation
- Le Buffet, analyse littéraire / Quiz le Buffet
- Vénus Anadyomène, commentaire littéraire / Quiz la poésie
- Ma bohème, commentaire littéraire / Quiz
- Ma Bohème, analyse linéaire
- Ma bohème commentaire linéaire
- Les Effarés, commentaire linéaire / Quiz
- Quiz la biographie / Quiz Les Cahiers de Douai / Quiz Emancipations créatrices / Autre quiz
- Versification des 22 poèmes / Quiz / Thèmes des 22 poésies / Quiz / Citations expliquées
- La question de grammaire / Cours, questionnaires, QCM / Fiche de lecture
- Poèmes saturniens, Verlaine en lien avec Les cahiers de Douai de Rimbaud, L. cursive
Illuminations
Poésies
Questions de grammaire sur Ma Bohème
Relevez les verbes à l’imparfait dans le poème. Quelle valeur ce temps prend-il ici ?
Piste de réponse :
Les verbes à l’imparfait (je m’en allais, devenait, j’allais, j’étais, j’égrenais, avaient, j’écoutais, je sentais, je tirais) expriment une durée et une action non limitée. L’imparfait donne au poème une tonalité de souvenir et rend sensible l’errance continue du poète, sans début ni fin clairement marqués.
Pourquoi Rimbaud n’emploie-t-il presque pas le passé simple ou le présent dans ce poème ?
Piste de réponse :
Le passé simple supposerait des actions ponctuelles et achevées, tandis que le présent créerait un effet d’instantanéité. L’imparfait permet au contraire de suggérer une expérience vécue dans la continuité, en accord avec la vie bohème et l’errance du poète.
Analysez les expansions du nom dans le groupe nominal « mes poches crevées ».
Piste de réponse :
L’adjectif qualificatif « crevées » est une expansion du nom « poches ». Il insiste sur la pauvreté matérielle du poète et contribue à construire l’image d’un bohémien misérable mais libre.
Relevez deux groupes nominaux enrichis par une expansion et expliquez leur valeur expressive.
Piste de réponse possible :
« mon unique culotte » : l’adjectif « unique » met en valeur le dénuement extrême.
« mes souliers blessés » : l’adjectif « blessés » personnifie les chaussures et suggère la fatigue et la souffrance liées à la marche.
Quel est l’effet de la répétition du pronom personnel « je » dans le poème ?
Piste de réponse :
La répétition du pronom « je » crée une focalisation interne forte. Le poème prend la forme d’un récit lyrique à la première personne, où l’expérience personnelle du poète devient matière poétique.
Analysez le pronom « les » dans « Et je les écoutais ». À quoi renvoie-t-il ?
Piste de réponse :
Le pronom « les » renvoie aux étoiles mentionnées dans les vers précédents. Il montre que le poète ne se contente pas de voir le monde, mais qu’il l’écoute, ce qui traduit une perception poétique et musicale de l’univers.
Identifiez la subordonnée relative dans « Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes ».
Piste de réponse :
La subordonnée « où je sentais des gouttes » est une subordonnée relative qui complète le nom « soirs ». Elle apporte une précision sensorielle et contribue à l’atmosphère douce et contemplative du poème.
Quelle est la valeur de la subordonnée introduite par « où » dans « Où, rimant au milieu des ombres fantastiques » ?
Piste de réponse :
Cette subordonnée a une valeur circonstancielle. Elle relie l’acte poétique à un lieu et à un moment précis de l’errance, montrant que la poésie naît dans l’expérience vécue.
Relevez une phrase exclamative dans le poème et analysez son effet.
Piste de réponse :
La phrase « Oh ! là ! là ! que d’amours splendides j’ai rêvées ! » est exclamative. Elle traduit l’enthousiasme et l’élan lyrique du poète, en contraste avec la pauvreté matérielle décrite.
Montrez comment la ponctuation participe à l’expressivité du poème.
Piste de réponse :
Les exclamations, les tirets et les enjambements créent un rythme vivant et souple. Ils traduisent les élans, les pauses et la liberté de la marche bohème.
Transformez « Je m’en allais, les poings dans mes poches crevées » en remplaçant l’imparfait par le présent. Quel est l’effet produit ?
Piste de réponse :
Le présent rend la scène plus immédiate, mais fait perdre l’idée de durée et de souvenir. L’imparfait est plus adapté pour évoquer une errance prolongée.
Montrez que l’emploi de l’imparfait est cohérent avec la vision de la poésie proposée par Rimbaud.
Piste de réponse :
L’imparfait exprime une poésie du mouvement, de la continuité et de l’expérience vécue. Il correspond à une conception de la poésie comme état et comme cheminement, plutôt que comme événement ponctuel.